Yeux perlés, joues écarlates, bouches faussement tuméfiées… la tendance crying makeup qui tourne en boucle sur TikTok mime les effets des pleurs et glamourise le spleen. Cette nouvelle lubie, devenue phénomène viral, fascine autant qu’elle inquiète. Calquer les sanglots à coup de blush agressif et de crème glowy reluisante revient à ternir la valeur d’un état d’âme pourtant douloureux. Si auparavant, le maquillage servait à peaufiner le visage, aujourd’hui il travestit les émotions les plus sombres. Mais malgré son côté insultant, le crying makeup a réussi à sortir de la toile pour se greffer sur les podiums de la Fashion Week. Un éloge du chagrin fardé de sous-entendus qui a de quoi faire sourciller.
Comment est née la tendance du crying makeup ?
La tristesse n’a rien de sexy. Elle semble même totalement incompatible avec les codes de beauté qui vantent une mine immaculée et soyeuse. Et pourtant, sur TikTok, elle se pare d’une sensualité insolente. Sous le hashtag #cryingmakeup, qui cumule 130 modiques millions de vues, des tutoriels beauté falsifient avec élégance un look larmoyant. Ils donnent l’illusion de succéder une longue saga de larmes. Cette apparence malheureuse qui force à sortir les mouchoirs a été encouragée par l’influenceuse américaine Zoe Kim Kenealy.
En novembre dernier, elle présentait son crying makeup à ses 124 000 fidèles pour leur apprendre à plagier cet air lacrymal qu’elle aborde sous le prisme de la coquetterie. L’arnaque est savamment orchestrée. Dans son tutoriel, consommé près de 3 millions de fois, elle constelle ses yeux, son nez et ses joues de rougeurs, puis elle auréole son regard d’un fard pailleté liquide. Enfin, elle nappe ses lèvres avec un duo de rouge et de gloss pour créer un effet mordu. Elle saupoudre le tout de gel glowy comme si une rivière de larmes avait dégringolé sur son visage.
« Ok donc vous, les filles un peu instables… Vous voyez comment on a l’air plus jolies quand on pleure ? Bon, cela implique certaines choses, mais si vous n’êtes pas d’humeur à pleurer pour de bon, vous pouvez toujours recréer le look avec du maquillage », lance l’influenceuse dans sa vidéo
Si TikTok amorce régulièrement des tendances douteuses et blâmables, celle du crying makeup est loin d’être une simple curiosité passagère. Cette beauté émotive a même tapissé les défilés de la Fashion Week de New York en février dernier. Dans sa collection AW23, intitulée « Memories of Home », le designer Taofeek Abijako dévoilait des mannequins au teint fiévreux et au regard humide. Mais sous son aspect artistique, cette personnification de la vulnérabilité renferme un sens caché assez péjoratif.
@sarahnewsfx My everyday routine:) #cryinggirl #makeup ib: @uniquelytyana @zoekimkenealy
Un maquillage polémique qui romantise la tristesse
Le crying makeup fait couler gloss, blush liquide et beaucoup d’encres. Depuis ses prémices, il déchaîne les avis. D’un côté, les beauty-addicts prétendent qu’il traduit une mélancolie généralisée et qu’il s’inspire des préceptes beauté coréens. De l’autre, les sceptiques estiment que cette tendance nourrit les fantasmes de la femme éplorée et snobe la souffrance. La psychologue Noor Mubarak donne raison aux personnes qui sont contre. Selon elle, le crying makeup donne un côté théâtral et outrancier à une douleur réelle. Ainsi, il décrédibilise totalement les moments de faiblesse.
« Pour les personnes qui luttent contre des sentiments de désespoir et de larmoiement, il peut sembler insultant de voir des gens qui essaient de donner l’impression de souffrir à des fins esthétiques », explique la psychologue à Glamour UK
Le crying makeup, polarisé par le spectaculaire, « marchandise » un acte qui n’a rien de vendeur. Alors que la génération G connaît un pic dépressif, l’idée de dupliquer ce mal-être avec quelques artifices est plutôt macabre. Le crying makeup sous-entend aussi que les femmes sont plus attirantes sous le masque « fébrile ».
Il façonne d’ailleurs une frimousse triste flatteuse, voire parfaitement consommable. Ce maquillage omet volontairement le fil disgracieux sous le nez et les yeux bouffis. Une image complètement lustrée du chagrin qui n’a pourtant rien de nouveau. Le crying makeup n’est qu’une réactualisation de ce que le cinéma fait depuis des années : scénariser la douleur des femmes avec un tas d’enluminures. C’était le cas dans le biopic fictionnel « Blonde » qui relègue les traumatismes de Marilyn Monroe à de vulgaires objets de séduction.
« Il est même possible que des tendances telles que le « maquillage qui pleure » puissent contribuer à la stigmatisation liée à la mauvaise santé mentale ou à la croyance que les jeunes femmes aux prises avec une humeur maussade agissent ou exagèrent leurs sentiments », alerte la psychologue Noor Mubarak
Crying makeup, une réinterprétation médiocre de la sad girl
La tendance du crying makeup remet le concept de la « fille triste » sous le feu des projecteurs. Dix ans en arrière, cette apologie du maussade faisait déjà un carton plein. Elle s’épanouissait sur Tumblr, l’ancêtre d’Instagram, derrière le hashtag #prettywhenyoucry. À l’époque, les adeptes de ce mouvement désenchanté publiaient des photos, larmes à l’oeil, sur des Skyblogs habillés de noir et de descriptions acides.
Pour faire la bascule dans ce monde anémié, il fallait jeter du Lana Del Rey dans ses écouteurs, balancer des citations piquées de pessimisme sur ses réseaux et copier la dégaine d’une Kesha tourmentée. Cette esthétique de l’obscur n’a jamais vraiment connu de temps morts. Elle s’infuse d’ailleurs partout dans la pop culture, entre les clips rugueux de Billie Eilish et la série tumultueuse Euphoria. Si, à la base, les codes de la « sad girl » s’inscrivent surtout dans la veine « émo-gothique », aujourd’hui ils se sont radicalisés.
Le crying makeup brouille ainsi les frontières avec le réel et réduit les batailles intérieures à néant. D’ailleurs, à l’origine, il fait écho à la crise de larmes de Bella Hadid. La top avait publié un selfie d’elle en pleurs pour dérider le discours autour de la santé mentale. Le crying makeup s’apparente donc à une moquerie déguisée.