Depuis sa sortie sur Netflix en 2018, la série You ne cesse d’attirer les regards. Captivante, mais aussi très crue, la série expose de nombreux phénomènes de société sous un filtre adoucissant. Violences, manipulation, stalking… tous ces fléaux du monde réel arrivent par ricochet dans la fiction à succès. Pourtant, ils semblent résonner moins forts. Son personnage principal, Joe Goldberg, lui-même n’est autre qu’un sociopathe maladif déguisé en tenue de « bon gars ordinaire ».
Inoffensif en apparence, Joe abrite un monstre capable des pires atrocités. Mais sa personnalité diabolique et perverse est « lustrée » derrière un scénario qui semble plaider sa cause sur fond de « sex-appeal ». Alors que la quatrième saison s’est ouverte le 9 février dernier, You agite encore la toile. La série idéalise-t-elle vraiment les actes qui gangrènent l’humanité ou fait-elle simplement une sensibilisation romancée des relations toxiques ?
You, la glamourisation d’un meurtrier
Dans les grandes lignes, You suit les pas de Joe Goldberg, un homme érudit, calme et serviable en façade. Au fil des saisons, ses noirceurs le rattrapent, le faisant basculer vers la criminalité. Joe Goldberg, porté à l’écran par le charismatique Penn Badgley, éveille presque de la sympathie avec son penchant « rat de bibliothèque », ses bonnes manières et sa « gueule d’ange ».
Calfeutré derrière le rôle de l’homme banal sans histoire, Joe tient en fait la réputation de sociopathe le plus dangereux du petit écran. Il espionne, manipule, kidnappe au nom de l’amour. Et lorsque l’élue de son cœur découvre sa vraie nature, Joe n’hésite pas à mettre les mains dans le sang. Malgré tous ses chefs d’accusation, cet antihéros véritable red flag ambulant, parvient à ranger le public de son côté. C’est là toute la subtilité de You.
Cet assassin multirécidiviste qui a le diable dans les veines laisse toujours planer l’espoir qu’il y a du positif en lui. La série You prend le soin d’humaniser Joe avec un tas d’enluminures stylistiques. Chaque épisode est rythmé par les monologues intérieurs de Joe qui anesthésient la violence de ses actes. Le public devient une petite souris glissée dans la tête de l’antihéros. Cette relation de proximité nourrie par des confidences « exclusives » finit par blanchir la personnalité chaotique de Joe, « ni vu ni connu ».
Un fanatisme problématique
La brutalité est aussi amortie sous le masque du « beau gosse » au physique flatteur. Joe est l’antithèse même du bad boy caricatural à cheval sur son deux roues. Un choix de casting calculé d’avance. « Le « gentil » est tellement plus terrifiant que le mauvais garçon”, expliquait ainsi Sera Gamble, la co-créatrice de You à Cosmopolitan UK. Les vices de Joe sont cachés sous une cape de prince charmant brodée par des mises en scène chevaleresques. Cette candeur extérieure fait pansement sur les moisissures de l’âme.
Après avoir dévoré toutes les saisons de You, de nombreuses femmes ont été piquées par le syndrome de Bonnie & Clyde, cherchant à leur tour le « Joe Goldberg » de leur vie. « Pourquoi est-ce que j’aime encore Joe Goldberg ? », « Mes goûts pour les hommes sont contestables donc ce n’est pas vraiment une surprise que Joe Goldberg me fasse de l’effet »… les déclarations d’amour se bousculaient aux portes de Twitter à la stupeur générale.
Même si Joe possède une cage de verre dans son sous-sol et tue comme il respire, la série You lui passe de la pommade. Elle maquille la barbarie avec un fard « embellissant ». Un procédé bien rodé dans le 7e art. Joe Goldberg n’est pas le seul « méchant » à passionner les foules. Presque dix ans en arrière, le terrible Dexter, lui aussi, s’attirait les fleurs d’un public « aveuglé ». Sa facette de serial killer imprévisible était là encore recouverte sous l’étiquette du médecin attractif. Ce parti-pris cinématographique enracine une affection « coupable » envers des personnages aux valeurs morales complètement brisées. C’était le cas aussi avec la série sur Jeffrey Dahmer, pourtant inspiré d’une histoire vraie tragique.
Des relations abusives aux fausses allures de rom-com
You est un thriller déguisé en comédie romantique et c’est justement ce calque « fleur bleue » qui brouille la vision du public. Contrairement à une saga à suspense « classique », You embrasse insidieusement les codes de la romance. Joe est un homme d’esprit qui se complait dans la littérature profonde et sombre. En lui assignant cette fonction intellectuelle, la série You tire déjà sur le fil poétique.
Joe est un romantique « autoproclamé » à la poursuite d’un amour cicatrisant. Maladroit, attentionné, sexuellement dévoué, prévenant… Joe s’accapare tous les traits du « petit ami » rêvé. C’est l’évolution naturelle des héros qui ont fait fondre les cœurs à l’image de Noah dans The Notebook ou Edward de Twilight. Ainsi, cette arnaque savamment orchestrée sur fond de petit déjeuner au lit et de complicité tient les démons de Joe en laisse.
La série You emmêle volontairement les registres pour donner à Joe des « motifs atténuants ». L’antihéros, érigé en Roméo transit, a pourtant des méthodes opératoires de séduction très radicales. Même si Joe plaide l’amour, il traite en réalité ses copines comme des marionnettes. C’est une main de fer dans un gant de velours.
La banalisation du stalking
Dès que Joe a une femme dans le viseur, il mue en Sherlock voyeuriste. Il les traque comme un chasseur avec ses proies, sans faire de bruit. Joe n’hésite pas à violer leur intimité et leur vie privée pour récolter des informations (ou même des petites culottes). Casquette de baseball vissée sur le crâne, il les scrute à travers une vitre depuis le coin de rue. Il épie à la loupe chaque post Facebook ou Instagram, allant même jusqu’à décortiquer l’arrière-plan d’un selfie. Joe est un stalker inné. Il garde un œil affûté sur ses « cibles », quitte à verser dans l’illégalité.
Cependant, cet espionnage pathologique, aussi effrayant soit-il, est encore sublimé derrière les paillettes de l’amour. La série You fait presque la glorification de cette pratique condamnable. Encore une fois, le public se laisse séduire par les pensées romantiques de Joe, ce qui réduit à néant la nature profondément dérangeante de ses actes. Dans You, le stalking rejoint le panier des preuves d’amour au même titre que le bouquet de rose et le « je t’aime ». La narration perturbe les frontières entre « acceptable » et « inacceptable ».
Un pervers narcissique en tenue de prince
Joe Goldberg est aussi la parfaite incarnation du pervers narcissique. La série fait l’autopsie mentale de ce trouble en mêlant franchise et fantaisie. Peur de l’abandon, dictature du « moi », besoin vital de séduire, contrôle excessif des autres… Joe Goldberg porte à l’écran un mal qui gangrène la société, sans pour autant lui jeter la pierre.
Les images choquantes de son enfance bringuebalée entre violences domestiques et maltraitance imperméabilisent la pitié du public. Son attitude sobrement tyrannique est elle aussi défendue par le vide affectif ressenti par Joe.
You, une série qui joue sur les contrastes pour mieux interpeller
Malgré toutes les critiques qui lui sont conférées, You pose plusieurs sujets de fond sur la table. La série, certes très fantasmée, pointe le projecteur sur des faits de société régulièrement en Une des journaux. Elle sous-entend de se méfier des apparences. Les monstres se cachent là où on les attend le moins. Joe illustre ainsi la complexité des auteurs de violence, aimables en public, mais féroces en cadre feutré. Paranoïaque, égo-centré, obsessionnel… Joe fait miroir avec les bourreaux du monde réel.
You plonge le public dans la peau d’un homme dérangé, tordu et extrême en tout point, qui arrive cependant à attiser la sensibilité. Elle crée une dualité qui fait caisse de résonance sur le caractère pervers et insaisissable du personnage. Joe, lui-même, réussit à berner le public en jouant sur les mots et en inversant la situation à son avantage.
La série You fascine autant qu’elle perturbe. À mesure des saisons, elle déploie des scènes de violence psychologique et physique bercée par un scénario aseptisé à l’eau de rose. Si You met mal à l’aise, elle interroge aussi sur l’incarnation des comportements abusifs au cinéma, normalisés et jamais dénoncés. De nombreux couples de fiction, régulièrement adulés, renvoient d’ailleurs une image illusoire et nocive de l’amour.