C’est un petit flacon vide oublié sur le rebord du lavabo. Un tube de dentifrice pressé jusqu’à la dernière goutte, plié, replié, puis lissé comme une feuille d’aluminium. Un déodorant qu’on alterne un jour sur deux. Ces gestes discrets, qui pourraient sembler anecdotiques, sont en réalité les signes silencieux d’une réalité bien plus lourde : la précarité hygiénique s’infiltre dans de nombreux foyers français. Et dans nos salles de bain, ce sont parfois ces petits détails qui parlent le plus fort.
Un fléau qui se banalise
Selon une enquête récente menée par l’Ifop pour l’association Dons Solidaires, relayée par Le Parisien, près d’un Français sur deux (47 %) a réduit sa consommation de produits d’hygiène en 2024 pour des raisons purement économiques. Un bond significatif comparé à 2023, où ce chiffre était déjà préoccupant (34 %).
Et ce ne sont pas uniquement les produits dits « de confort » qui sont concernés. Le maquillage, le soin capillaire ou le parfum passent à la trappe, certes. Plus grave encore : des produits de première nécessité – dentifrice, savon, shampoing, papier toilette, protections menstruelles – font désormais l’objet de sacrifices pour des milliers de personnes.
Se laver, un luxe ?
D’après l’étude :
- 9 % des personnes interrogées se brossent les dents sans dentifrice,
- 15 % nettoient leur maison sans produits ménagers,
- 17 % ont déjà dû choisir entre se nourrir ou acheter des produits d’hygiène.
Et ce n’est que la partie visible de l’iceberg. Chez les familles monoparentales, cette dernière statistique grimpe à 35 %. Quand vous êtes parent solo, chaque centime compte. Choisir entre les pâtes pour le dîner ou les serviettes hygiéniques pour votre fille ? C’est une réalité, et non un scénario dramatique sorti d’un film social.
Des choix douloureux, une estime de soi écornée
Dans une société qui valorise l’apparence, le « soin de soi » – au sens large comme au sens littéral – ne pas pouvoir se laver, se coiffer, se parfumer, ce n’est pas seulement inconfortable. C’est profondément blessant. Comme le souligne Dominique Besançon, déléguée générale de Dons Solidaires : « Ne pas pouvoir prendre soin de soi est vécu comme un véritable déclassement ».
Et ce déclassement n’est pas qu’économique, il est aussi social et identitaire. Il ronge la confiance, l’envie de sortir, de postuler à un emploi, de rencontrer des gens. Ce n’est pas qu’une question de savon : c’est une question de dignité.
Une précarité qui change de visage
L’un des enseignements les plus frappants de cette étude, c’est que la précarité hygiénique ne touche plus seulement les personnes sans-abri ou vivant sous le seuil de pauvreté. Elle concerne des actifs, des étudiants, des mères célibataires, des jeunes en contrat précaire… bref, des gens comme vous et nous.
La douche n’a pas disparu de leur quotidien. Elle est moins fréquente. Le shampoing est dilué dans de l’eau pour durer plus longtemps. On zappe les cotons démaquillants, on réutilise un gant plusieurs fois, on gratte le fond d’un stick de déodorant. Chaque petit geste devient un compromis, une stratégie de survie.
Le poids des non-dits
Ce qui rend cette précarité encore plus sournoise, c’est qu’elle est honteuse. On ose rarement en parler. Il est plus facile de dire qu’on a sauté un repas que d’avouer qu’on n’a pas de quoi s’acheter un paquet de serviettes hygiéniques ou un gel douche. Cela reste tabou, et pourtant, ces besoins sont fondamentaux. Ils ne relèvent ni du luxe, ni du confort, mais de l’accès à la dignité humaine.
Dans la salle de bain, nous nous regardons dans le miroir. Imaginez ce reflet lorsqu’on n’a pas pu se laver les cheveux depuis une semaine. Ce reflet ne dit pas seulement : « Je suis fatiguée ». Il murmure : « Je n’ai pas les moyens ».
Un enjeu de société
Il serait facile de balayer le sujet d’un revers de main. De croire que « ce n’est pas si grave », que ces « détails » sont secondaires. En réalité, ils sont profondément révélateurs d’un système à bout de souffle, où les besoins les plus élémentaires deviennent des postes à ajuster dans un budget déjà trop serré. Quand se laver devient une variable d’ajustement, ce n’est pas à l’individu de s’adapter, c’est à la société de réagir.
Face à cette situation, certaines associations tirent la sonnette d’alarme, collectent et redistribuent des produits d’hygiène, organisent des campagnes de sensibilisation. Sauf que cela ne suffira pas si nous continuons à penser que le dentifrice, le savon ou les serviettes périodiques sont des « détails ». Peut-être est-il temps d’arrêter de penser que la précarité ne se voit que dans les vêtements troués ou les frigos vides. Elle est aussi là, dans les gestes du matin, dans le miroir qui reflète un visage mal rasé, les cheveux attachés pour cacher qu’ils ne sont pas propres.
Dans votre salle de bain, rien ne vous semble manquer ? Tant mieux. Si vous voyez un flacon vide, un rouleau qu’on garde jusqu’au carton, un gel douche dilué… peut-être que ce n’est pas un oubli. Peut-être que c’est un signal. Un détail anodin, en apparence, mais qui raconte une histoire bien plus vaste. Et cette histoire, elle mérite d’être vue, entendue, et surtout : prise au sérieux.