Aujourd’hui, Mathilde danse la vie mais ça n’a pas toujours été aussi simple pour elle. Entre passion dévorante pour la danse classique, désillusion face aux comportements de certains hommes et une envie de vieillir mise en pause un peu malgré elle… cette trentenaire en a livré des combats au cours de sa vie. Désormais, son reflet dans le miroir lui sourit et c’est à cœur ouvert qu’elle a accepté de se livrer à nous. Rencontre.
J’ai repris la danse
« Je dansais classique, de huit ans à douze ans, j’adorais la danse classique. Je trouvais que tout était beau dans cette discipline, plus beau que dans les autres danses. Les ports de tête, les chignons hauts, les justaucorps, mais pas tous, surtout ceux qui formaient un petit V devant et un grand V derrière. J’en avais un noir, dont le lycra brillait. J’aimais les jupettes, en voile, qu’on attachait sur le côté. J’aimais les attacher devant, moi, parce que j’aimais faire un peu différemment.
Et puis j’aimais les pointes, le ruban qu’on attachait autour de la cheville et la douleur qu’on ressentait quand on y montait. La douleur qu’on ressent quand on danse classique est une belle douleur. Elle porte une intention, donne de la grâce au mouvement. Je la trouvais déjà belle à dix ans. Je passais des heures dans ma chambre à jeter ma tête et à lever les jambes sur Prokofiev, Roméo et Juliette.
J’adorais danser classique, mais je n’étais pas une enfant du classique. Il me manquait la discipline, je l’enviais chez les autres, la trouvais remarquable, mais moi je savais mieux rire. Durant les cours, je riais, pendant que les autres se concentraient à la barre. Un, deux, trois, quatre, cinq et six et sept et huit. Je leur faisais des clins d’œil, des sourires, parfois j’arrivais même à les faire rire, j’étais enchantée.
Ma prof, je la trouvais très belle elle aussi, me jetait dehors. Je passais de longues minutes dans le couloir, « le temps que tu te calmes », à regarder danser les autres. Je revenais quand il fallait danser en diagonale, puis au milieu. J’enchainais les piqués sur mes pointes, j’adorais entendre le bruit qu’on faisait sur le sol. Clac, Clac. Fixer un point et tourner. »
Je voulais faire de la danse, mais je ne voulais pas cesser de rire
« J’ai échoué au concours pour passer en sport-études. Ils ont dit que j’étais « trop grande déjà », je savais que c’était parce que je riais trop. Je n’étais pas au niveau. Je ne voulais pas cesser de voir mes ami.e.s non plus, j’étais au collège et je préférais suivre ma copine chez elle après l’école pour prendre le goûter, qu’aller danser. J’avais douze ans quand j’ai laissé tomber la danse.
J’en avais douze encore, quand j’ai senti les premières mains de garçons se poser sur mes fesses. Mes fesses. On disait « mettre une main », « il m’a mis une main ». J’avais douze ans quand mon corps est devenu autre chose, une chose, mon corps ne dansait plus.
J’ai été prisonnière de mon corps pendant vingt ans. Je ne suis pas sûre de savoir d’où c’est venu. Si c’était la faute des autres ou si c’est moi qui n’ai pas bien compris. J’ai cru un jour que je n’étais qu’un corps, un beau corps, que j’avais de belles fesses, et que je devais faire attention à rester comme j’étais, au risque de ne plus rien être.
J’avais 12 ans quand des garçons se sont mis à toucher mes fesses
À m’en parler. « T’as un beau cul ». Je les ai laissé faire, je pensais que c’était ce qu’il fallait faire, rester cool, pour se faire apprécier.
Mon petit ami, quand j’avais 14 ans, m’appelait « petit cul ». C’était mon surnom, je trouvais que c’était un surnom mignon. J’ai l’ai aimé puis on s’est séparés. D’autres garçons m’ont draguée, ils n’étaient encore que des garçons. Mon ancien petit ami devait être jaloux, ou bien c’était vraiment pour me protéger, il m’a dit qu’un des mecs qui me draguait ne le faisait que pour mon cul. Il avait dit quelque chose comme « elle est bof, mais elle a un beau cul ». Je crois que j’avais seize ans.
Je suis tombée amoureuse d’un autre garçon. La première fois qu’il m’a vue en culotte, chez lui, il m’a dit « t’as pas de cellulite », c’était quelque chose dont je devais être fière, j’avais dix-sept ans. J’ai connu pas mal de garçons, des hommes plus tard. Tous ceux qui m’ont vue en culotte, en maillot de bain ou nue, m’ont parlé de mon cul. Mon meilleur atout à les entendre, depuis mes douze ans. J’écris ces mots avec un sourire, nerveux, empreint de honte. J’ai honte. D’avoir laissé les autres réduire ma propre définition de mon corps à mon « beau cul ». J’ai honte d’y avoir cru et j’ai honte d’avoir fait tant d’effort pour leur donner raison.
J’avais vingt ans quand j’ai vu de la cellulite prendre ses premiers quartiers sur mes fesses. Horreur, malheur. J’ai pleuré. Je me suis mise à serrer-relâcher, serrer-relâcher, toute la journée, partout où j’étais, dans l’espoir de la voir disparaitre. J’étais obsédée. Je demandais à mon petit ami de l’époque de m’aider et de masser, fort, je ne pouvais pas laisser ça arriver. J’avais peur de finir par le dégouter, en laissant la nature me rattraper.
Depuis je n’ai plus arrêté. Je suis restée obsédée. Les exercices, les massages, sans petit ami, mais à coup d’huiles, de crèmes, de rouleaux, de machines et de ventouses. J’ai dépensé des centaines d’euros et j’y ai consacré des dizaines d’heures. Pas question de perdre mon corps. Perdre, comme s’il pouvait disparaître. Comme si je pouvais disparaître.
J’avais 24 ans quand je me suis inscrite la première fois en salle de sport. J’arrêtais de fumer et je voulais garder le contrôle de mon corps. J’ai réussi. Je m’approchais du 38, mais je suis repassée par un 36 pour m’installer dans un 34, c’est probablement la taille que je faisais à douze ans. Je voulais rester comme ça, ne plus bouger.
Je suis devenue accro aux cours de fitness, j’ai cumulé les bodymachins et les bodytrucs, j’avais mal aux genoux, mais mes genoux comptaient moins que mes fesses. On a continué de complimenter mon corps. Les hommes, les femmes, mes patrons, mes patronnes, mes collègues, mes mecs, les mecs de mes copines, mes ex, les ex de mes copines, mes copains, mes copines, les inconnus.
Depuis plus de dix ans, je fatigue mon corps avec un objectif, qu’il reste le même. Comme d’autres cherchent à effacer le temps qui passe sur leur visage, je cherche à l’effacer sur mon corps. Cette année, à 34 ans, un homme m’a vue nue et m’a dit « t’as le corps d’une gamine de vingt ans ». J’aurais dû me sentir bien, je suppose, je me suis sentie mal. »
Mars 2020 : les bars et restaurants ont fermé, avec les salles de sport
Être enfermée, ne plus faire d’exercice, ne plus brûler de calories. J’ai senti une peur viscérale m’habiter. Grossir. Ramollir. J’ai téléchargé un tas d’applications, pour m’encourager à m’exercer. J’ai enchainé les squats, les fentes, les sauts, les planches et les chaises contre le mur, dans mon petit appartement. Une heure chaque jour au moins, je ne sortais plus suffisamment pour marcher et je ne montais plus d’escaliers, je ne devais pas faire moins d’une heure.
Et je me suis mise à toucher, pour me rassurer. Tous les matins, au réveil, puis tous les soirs. Mon ventre. Mes fesses. Est-ce que rien n’avait bougé ? Est-ce que tout était encore ferme, solide ? L’obsession s’est décuplée.
J’ai passé beaucoup de temps sur Instagram, je n’y allais pas vraiment avant. Et j’ai vu que j’étais loin d’être seule à m’angoisser. Je subissais la même pression que la plupart des femmes, au même moment, qui avaient toutes peur de grossir. J’ai voulu relativiser. Certaines influenceuses m’ont aidée. Sauf que je n’avais pas seulement peur de grossir, c’était pire, j’avais peur de perdre toutes les raisons d’être aimée. C’était l’utilité que je donnais à mon corps, depuis mes douze ans, comment relativiser ça ?
Je lisais la newsletter que je recevais tous les matins par mail, en prenant mon petit déjeuner, quand la porte s’est ouverte sur une autre dimension. C’était en octobre 2020, nous étions de nouveau confinés.
Un publi-communiqué pour une école de danse, nouvelle, qui proposait des cours pour adultes débutants en visio. J’ai tout de suite cliqué. J’ai atterri sur une jolie page, tendance, attractive, qui m’a donné envie de continuer. J’ai regardé les offres, il y en avait une d’essai, gratuite ou très peu chère, je ne sais plus, je me suis dit pourquoi pas tenter. Je n’ai pas regretté. J’avais peur pourtant de me remettre à danser. Je pensais ne plus y avoir droit.
Je ne l’avais plus fait depuis plus de vingt ans, j’avais déjà 33 ans, je ne savais plus rien faire et mon corps était raide. Je n’étais pas bien souple, déjà, quand j’avais douze ans. Mais je n’avais rien à perdre, maintenant que je le dis, je pense que c’était gratuit.
C’était un essai, en visio, depuis mon salon. La prof pouvait être méchante, comme l’était la mienne quand j’étais gamine, j’étais sur mon terrain, pas le sien. Personne n’allait me voir, non plus, pour me juger. Le cours était un cours de débutants, mais j’étais sûre que les autres seraient meilleurs que moi. Peu d’entre eux l’étaient, en réalité. Ils étaient tous là comme moi, pour essayer. Tous débutants chez nous, avec nos chaises en guise de barre devant nos écrans. Avec une prof étonnamment pédagogue et sympa.
Cette autre dimension c’était la mienne. L’originelle. Celle dans laquelle je me suis très vite sentie à l’aise et à ma place. Parce que mon corps n’était pas juste utile pour plaire à d’autres. Parce que mon corps me servait aussi à rire et à danser. J’ai cru m’être perdue, je l’ai retrouvée. »
Je me suis remise à danser
Je n’ai pas repris doucement, je ne fais jamais rien doucement. J’y suis allée à fond, un abonnement illimité, et cinq à six cours par semaine. Mon corps était usé, raide, il ne lui a pas fallu longtemps néanmoins pour se reconnecter, au geste et à la musique. Quelques pas restaient gravés en moi, un pas de bourré, un saut de chat. J’avais oublié comment faire un sissone, je n’avais jamais fait de pas de basque ni de pas de valse. J’ai appris et j’ai réappris avec plaisir, les positions, les bons placements.
Mon corps s’est détendu et il m’a remerciée. Il s’est réconcilié avec mon esprit et avec mes envies. Je danse maintenant plusieurs fois par semaine, en studio. Je fais de la barre au sol, du jazz, du classique, du contemporain. Je continue de faire du fitness aussi, dans ma salle de sport, mais je ne le fais plus pour avoir douze ans, bien au contraire. J’ai le corps d’une femme de bientôt 35 ans, qui progresse. Qui évolue et qui s’assouplit.
Je continue de faire certains cours, parfois, durant lesquels j’entends « allez les filles, pensez à vos fesses cet été », et j’ai envie de crier « lâchez-nous avec ça ! ». Qu’est-ce que ça change ? Dites-moi, qu’est-ce que ça change, d’avoir les fesses plus musclées, pour profiter de l’été ? Est-ce qu’il y aura plus de soleil ? Est-ce que l’eau dans laquelle je vais me baigner sera plus chaude ? Qu’est-ce que mes fesses plus fermes vont faire pour m’aider à en profiter ?
Je travaille mes abdos pour mieux tenir en équilibre, mes jambes et mes fessiers, pour aider mon corps à mieux me porter. À mieux développer ma jambe et tenir, un jour peut-être, à quatre-vingt-dix degrés. À prendre plus de force dans le sol pour me permettre de tourner. Ni pour plaire ni pour rendre jaloux.
Je collabore avec mon corps pour danser. Je vois de nouveau la beauté. Un dos qui s’étire, un bras qui s’arrondit, une jambe qui s’allonge, mon reflet dans le miroir qui sourit. »
Mathilde Barbier