Juliette Mercier, alias Stomie Busy, fait vibrer les zygomatiques de ses quelques 70 000 fans sur Instagram. Cet as du crayon dresse le portrait décomplexé de son parcours tortueux. Sans prévenir, la maladie de Crohn s’est en effet incrustée dans son adolescence. Insidieusement, ce mal de l’ombre a tracé des contours ternes au cœur de sa paisible existence. C’est comme si on lui avait cloué une épine venimeuse dans le flanc.
Malgré des séjours hospitaliers récurrents et des poignées de traitements, la frondeuse énergique perd pied. Elle sillonne internet en quête de réconfort, mais les témoignages prennent des airs de musée des horreurs 2.0. Avec sa plume singulière, elle esquisse alors des couleurs radieuses sur ce tableau noir décourageant. Ces BD virtuelles ornées d’ironie jettent l’encre de l’instruction. Rencontre.
Tapisser Crohn d’humour : un pari osé synonyme de succès
Un accent du sud chantonnant, un sourire malicieux, une signature visuelle croustillante, un humour inné vivifiant… Juliette Mercier, pourvoyeuse de bonnes ondes, exalte la toile avec ses illustrations à la fois candides et mordantes. D’un revers de main habile, la pétillante trentenaire met la grisaille à terre. Un cocktail artistique énergisant qui s’est enraciné après une opération harassante. À l’âge de 16 ans, Juliette apprend qu’elle est atteinte de la maladie de Crohn. En France, cette pathologie inflammatoire touche près de 140 000 personnes. Malgré ce taux d’incidence élevé, les esprits semblent ignorer son ampleur. Pour Juliette, ce nom était un profond mystère.
Agrippée dans la boucle de l’innocence, elle reçoit cette annonce déroutante avec sérénité. Pourtant, ce fardeau invisible tambourine sur ses intestins et enchaîne les danses funestes dans son ventre sans défense. Cette torpille abrasive qui loge illégalement dans son corps la terrasse. En douze ans, son état de santé s’écroule. En 2017, elle pèse 37 kg pour 1m60. Son enveloppe squelettique, dépourvue de force et d’énergie, est au bord de l’affaissement. Sa vie ne tient qu’à un fil. Après de longues heures au bloc opératoire, Juliette sort victorieuse de cet affront.
Grâce à la pose d’une poche, ce calvaire insoutenable s’évapore. Au départ, cet objet étranger qui siège au centre de sa silhouette lui inspirait du dégoût. Elle le percevait comme une balafre au milieu de sa féminité. Cette aventure tumultueuse, Juliette la fait vibrer à travers son compte Stomie Busy. Des dessins humoristiques, une dimension éducative salutaire, des scénarios vifs et motivants… un menu revigorant que Juliette nous sert sur un plateau brillant.
The Body Optimist : Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Juliette : « Je m’appelle Juliette Mercier, j’ai 32 ans, je suis professeure d’arts appliqués depuis sept ans et illustratrice depuis deux ans ».
Vous avez été diagnostiquée de la maladie de Crohn en 2005. Est-ce que vous pouvez nous expliquer ce que c’est ? Comment avez-vous réagi quand vous avez appris l’annonce ?
« J’ai été diagnostiquée à l’âge de 16 ans. Déjà pour poser le contexte, la maladie de Crohn touche le système digestif et pour ma part ça s’est concentré plus particulièrement sur le gros intestin. J’ai eu les premiers symptômes quand j’avais 15 ans. C’était des douleurs au ventre et des diarrhées. Le médecin a tout de suite pensé à une gastro, mais le même scénario se répétait en boucle. C’était anormal. J’ai eu des examens approfondis, le verdict est tombé.
Pour moi c’était totalement inconnu, j’étais encore dans une période d’insouciance, je me disais que ça allait être supportable. Je n’avais pas un regard fataliste, au contraire. Sur le coup, je n’étais pas inquiète. Par contre, je sentais que ma famille était effrayée ».
Vous avez rencontré de nombreux obstacles à cause d’elle. Est-ce que vous pouvez nous partager votre parcours médical ? Qu’est-ce qui a changé dans votre quotidien lorsque cette maladie s’est imposée ?
« J’ai commencé plusieurs traitements classiques, expérimentaux, des régimes, des guérisseurs. En l’espace de douze ans, mon état de santé s’est dégradé, aucune méthode ne portait ses fruits. La maladie de Crohn a pris de plus en plus de place dans ma vie. J’allais aux toilettes quinze fois par jour, une fatigue extrême m’avait envahi, j’avais des fissures sur l’intestin, ce qui provoquait des petites hémorragies internes. C’était insupportable.
On m’a posé une sonde nasogastrique pour que je sois alimentée artificiellement. Je n’ai jamais connu de périodes de rémission. J’allais à l’hôpital une fois par semaine, c’était contraignant, quand on a vingt ans, on a juste envie de profiter intensément. Ça n’a fait qu’empirer. Avec l’arrivée de mon activité professionnelle, c’était du stress supplémentaire.
Je pense qu’à ce moment-là j’ai poussé mon corps dans ses derniers retranchements. En mars 2017, je suis entrée à l’hôpital pour une dénutrition sévère, j’ai été opérée en urgence d’une iléostomie définitive. J’ai passé huit heures sur la table chirurgicale. Il y a eu des complications, j’ai eu beaucoup de douleurs parce que je suis insensible à la morphine, j’ai eu des virus, j’ai une veine qui a cassé. J’ai cru que j’allais mourir ».
Aujourd’hui, vous portez donc une poche, comment l’avez-vous appréhendé ? Est-ce que vous aviez des craintes particulières ?
« Mon pronostic vital était engagé, la seule solution c’était de me poser une poche. C’était l’abattement total, j’avais beaucoup d’appréhensions, mais j’étais obligée de l’accepter. J’avais une image très négative de la poche, je me disais que c’était uniquement pour les personnes âgées, je pensais que mon corps allait être dénaturé. Pour moi c’était un coup de poignard dans ma féminité ».
Vous tenez un compte Instagram sous le pseudo Stomie Busy où vous abordez votre maladie de façon décomplexée. Qu’est-ce qui vous a encouragé à vous lancer ?
« Ça part d’un moment précis. Avant mon opération, j’avais cherché sur internet des témoignages de personnes vivant avec une poche. Je voulais lire des expériences positives. Mais c’était le néant. C’était catastrophique, il n’y avait que des avis horribles. Je n’étais pas du tout rassurée, pourtant cette poche m’a sauvé. Je voulais changer ce regard négatif. C’était nécessaire pour que les personnes concernées se sentent moins seules ».
Pourquoi était-ce important pour vous de parler de votre maladie et de handicap ?
« Parce que ce sont des sujets qui sont perçus comme peu attrayants. On les laisse volontairement dans l’ombre pour ne pas choquer ou heurter la sensibilité des autres. Je voulais changer la donne en prouvant que maladie ne rime pas avec désespoir ».
Qu’est-ce qui se cache derrière le nom Stomie Busy ?
« En fait, mon médecin a eu la bonne idée de me faire rencontrer deux filles de mon âge qui portaient une poche. Elles leur avaient donné des surnoms pour se la réapproprier. Une poche ce n’est pas très esthétique, alors le fait de lui trouver un petit nom sympa ça dédramatise pas mal. Au départ, je l’avais appelé Stomy Bugsy comme le rappeur. Et je l’ai revisité en Stomie Busy (occupé en anglais) pour montrer que j’étais remontée à bloc ».
Vous partagez des illustrations pleines d’humour avec vos 70 000 abonné·e·s. Pourquoi avoir misé sur le dessin ? En quoi est-ce plus puissant qu’une photo, selon vous ?
« J’ai été élevée à la BD avec « Kid Paddle », « Tom Tom et Nana », « Titeuf », donc c’est un univers dans lequel je me sens à l’aise. C’est un support qui m’a attiré comme un aimant, c’est plus attractif. C’est un bonus quand on veut faire passer un message. Je trouve que c’est beaucoup plus parlant et immersif. On peut mettre des expressions, on peut capter l’attention des petits et des grands, on a jamais la flemme de le lire. Avec les détails, on s’imprègne plus facilement de l’histoire retranscrite ».
Pourquoi avoir misé sur l’ironie en prime ? Est-ce que ça reflète votre personnalité ?
« L’humour c’est un héritage, je me demande même si ce n’est pas inscrit dans mes gènes. Mes parents misaient sur les blagues, que ce soit pour les punitions ou pendant les repas de famille. C’est une sacrée bande de clowns. À chaque fois que je racontais mes anecdotes, on les tournait en dérision et c’était salvateur. Ce que je voyais comme dramatique se transformait en fou rire. Parler d’un sujet difficile avec légèreté, ça apaise le quotidien.
En plus c’est une maladie invisible donc il y a des aspects qu’on ignore forcément. Avec les illustrations, je voulais les révéler sans tabou. J’avais envie d’en parler de manière plus joyeuse sans plomber l’ambiance. C’est une torture de tous les jours donc si on en rajoute une couche avec des longs paragraphes soporifiques et pessimistes, ça n’aide pas. Avec un visuel rigolo, on sort de ce côté fataliste et morose ».
Comment a germé cette passion pour l’illustration ?
« De mes 6 ans, jusqu’à mes 18 ans, j’ai pris des cours de dessin. Déjà en primaire, je savais que je voulais en faire mon métier. Quand j’étais enfant, j’inscrivais le mot « illustratrice » à tout bout de champ dans les fameux carnets Diddle. Directement après le bac, je suis partie à Angoulême pour aller au festival de la BD.
Ensuite, j’ai fait six ans d’études dans le domaine du graphisme. Les grands yeux, les têtes rondes… ce style-là, je l’ai depuis mon adolescence. Le dessin numérique me plaît vraiment, c’est une technique que j’ai apprise en autodidacte. En moyenne, pour les posts Insta, ça me prend minimum 3 heures. C’est du travail, mais j’adore ça ! ».
Dans un de vos posts justement, vous explorez la notion de féminité. Lorsqu’on vous a posé cette poche, vous avez eu l’impression de la perdre. Pourquoi ? Comment avez-vous renoué avec votre corps ?
« Pour moi ça s’apparentait à une mutilation. En plus, à l’époque on parlait d’anus artificiel et pas de poche. Lorsque je me suis imaginée avec une déformation pareille au niveau du ventre, j’étais terrorisée. Il y avait un aspect monstrueux, répugnant. J’étais encore célibataire, donc je me disais que ça allait être mission impossible pour trouver quelqu’un. J’avais l’impression que j’allais me traîner un affreux handicap.
Finalement, j’ai pris 30 kg, j’ai retrouvé mon poids de forme, j’avais des hanches, des cuisses, des fesses, je me sentais renaître. Quand j’étais en plein dans la maladie, j’avais le teint gris, la peau sur les os et là j’étais toute neuve. Mon corps retrouvait sa normalité. Même s’il n’est pas parfait, qu’il ne rentre pas dans les standards, il me porte, il est en bonne santé et c’est tout ce qui compte.
Aussi, j’ai rencontré mon compagnon trois mois après l’opération. Quand notre relation a commencé, je ne lui ai pas dit que j’avais une poche, je lui ai dit que j’avais un pansement. J’ai arrangé la vérité. Une fois que c’est devenu plus sérieux, je lui ai avoué, et il n’y a même pas fait de cas. Ça n’a rien changé ».
Au travers de vos illustrations vous parlez d’ailleurs du regard des autres, parfois méprisants ou surpris. Est-ce que vous y avez été confrontée ? Comment avez-vous réussi à vous en détacher ?
« Je n’ai jamais lu du dégoût dans le regard des autres, c’est plutôt de la curiosité. J’ai eu des discours un peu maladroits. Une fois à la piscine, un homme est venu vers moi pour me parler de la poche. Il faisait un monologue, je ne pouvais pas en placer une. Il me disait « Vous verrez, ce sera formidable quand vous l’aurez plus, c’est juste une mauvaise phase à passer ». Ça partait d’un bon sentiment, sauf que pour ma part, la poche est définitive.
Au début, j’ai essayé de la cacher, je portais des t-shirts longs, je mettais des maillots de bain une pièce pour que la poche soit moins visible. Maintenant c’est devenu un accessoire, j’achète des housses, je la décore… Je n’ai pas eu de déclics. Les épreuves affligeantes que j’ai vécues m’ont permis d’être plus philosophe aussi. Je prends comme ça vient. Quand on a connu pire, on se dit que ce n’est pas si grave ».
De quoi vous inspirez-vous pour concevoir vos illustrations ? D’éléments de votre vie ? Des sujets d’actualité ? Quels thèmes vous tiennent à cœur ?
« Je me base sur mes expériences, sur mon quotidien, en général j’amplifie la réalité, je suis parfois dans l’exagération. Il y a aussi les témoignages de malades le mercredi, ça permet d’informer. Je n’aborde pas uniquement Crohn, mais aussi l’arthrose ou des maux méconnus comme Hirschprung. Aussi, je mets en avant des associations médicales, pour leur donner plus de visibilité.
Je partage mes idées personnelles sur le body positive, le sexisme ordinaire, la pollution plastique ou sur la cause LGBT+. Ce sont des thèmes brûlants sur lesquels j’ai envie de m’exprimer. Je lance des rappels. Récemment, j’ai donné un coup de projecteur sur tous les corps. Vergetures, bourrelets, particularités physiques, tâches apparentes… tout y est. Les normes peuvent trembler ! »
Le 31 août prochain paraîtra votre premier roman graphique « Ma Crohn de Vie » aux éditions Le Duc. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce projet ?
« C’est un livre autobiographique dans lequel j’explique mon parcours de patiente de A à Z. Il contient des récits plus intimistes et précis que ce que je partage sur Instagram. C’est plus profond encore. Je retrace tous les événements aussi encourageants que tragiques que j’ai vécu de mes 15 ans à mes 30 ans. Stress de l’hôpital, peur de la maladie, remarques des collègues au travail… ces sujets personnels y sont auscultés. Je me mets à nu comme on dit ».
Comment vivez-vous ce succès grandissant et ces multiples aboutissements ?
« Je suis très motivée. J’essaye de trouver un équilibre pour ne pas me noyer dedans. C’est une passion, donc j’ai tendance à me jeter corps et âme dans ce que j’entame. Je prends de la hauteur et je m’offre des pauses. Derrière moi, j’ai une communauté bienveillante qui me booste. Toutes les conditions sont réunies pour être heureuse ».
Quelles leçons avez-vous apprises à travers votre chemin du combattant ?
« On apprend à revoir ses priorités, on relativise, tous les petits riens reprennent beaucoup d’importance. Je savoure pleinement tous les instants banals. J’ai davantage de compassions et je suis plus dévouée ».
Quels conseils donneriez-vous aux personnes malades ?
« S’occuper de soi et se battre sans culpabiliser. Il faut apprendre à écouter les signaux de son corps, à ne pas aller au-delà de ses limites même si c’est tentant. On a besoin de moments de répit, de parenthèses joyeuses, de déconnexions. Alors, si vous avez un hobby, ne le lâchez pas ».
Pour finir, avez-vous d’autres projets à venir ? Des ambitions ?
« J’aimerais bien continuer dans l’édition et sortir d’autres romans graphiques sur des thèmes plus vastes, tels que l’acceptation de ses différences ou la confiance en soi ».
Merci à Juliette, génie du pinceau, d’avoir répondu à nos questions ! Vous pouvez suivre ses aventures au-delà de notre article, sur son compte Instagram Stomie Busy ou sur sa page Facebook. Si vous souhaitez la soutenir dans ses réalisations, c’est par ici. Et son premier livre « Ma Crohn de Vie » est également disponible en précommande.