S’autoriser à pleurer : pourquoi est-ce un tabou pour les hommes ?

Dès le plus jeune âge, les hommes sont conditionnés à ravaler leurs larmes et à étouffer leur mal-être. Pourtant, ils ne sont pas immunisés contre les blessures de l’esprit, celles qui torturent de l’intérieur. C’est ce fichu culte de la virilité qui les pousse à devenir la caricature du gros dur au cœur de pierre. Alors que dans l’Antiquité, les sanglots des hommes étaient sanctifiés, aujourd’hui ils sont synonymes de faiblesse. Même si de plus en plus de stars masculines se dévoilent les yeux salés, le refrain « boys don’t cry » tourne toujours. Alors pourquoi pleurer est presque criminel chez les hommes ? 

Pleurer en tant qu’hommes, de l’honneur à la honte

Au 21e siècle, un homme se doit de garder son regard au sec, au risque d’amputer une part de sa masculinité. Les codes de la virilité leur imposent d’être impassibles, même lorsque tout brûle de l’intérieur. Dans les événements les plus dramatiques, les hommes figent leurs émotions comme des automates pour rester fidèles à ce modèle désuet de brute épaisse.

Et si jamais les yeux se perlent, la faute sera rejetée sur les poussières environnantes ou le pollen atmosphérique. Pourtant, avant d’être pointées du doigt et de s’attirer les foudres des machistes de compétition, les larmes des hommes ont connu leur moment de gloire. À l’époque de Homère, les pleurs des hommes avaient une valeur inestimable, voire sacrée. Ils étaient glorifiés, acclamés et valorisés avec une exubérance à peine croyable.

Dans l’Iliade, le vaillant Achille, héros légendaire de la guerre de Trois, gémissait à torrent en public. Jules César, dictateur romain de renom et stratège intransigeant, s’affichait lui à chaude larme devant ses troupes armées. Pourtant, ça ne les a pas empêchés de trôner en première ligne dans les manuels d’histoire moderne.

D’un symbole de puissance à un aveu de fragilité

Les hommes n’avaient pas honte de faire ruisseler leurs émotions. Au contraire, ces larmes s’accueillaient avec respect et honneur. Elles possédaient un caractère épique, au même titre que la baïonnette et le casque à plume. Au XVIIIe siècle, les pointures de la littérature à l’image de Rousseau brandissaient haut les mouchoirs. Pleurer était quasiment une mode voire un style de vie et les hommes s’y accoutumaient de la façon la plus naturelle possible.

Mais au XIXe siècle, ces larmes, qui s’affirmaient sans gêne dans l’œil de ces messieurs, s’écrivent avec un genre. C’est là que la symbolique valeureuse du sanglot tire sa révérence. La société se pare d’une certaine pudeur et snobe les larmes qui daignent sortir au grand jour.

Les larmes tombent entre les mains de la psychanalyse et se versent peu à peu dans le mythe de l’hystérie féminine. Les hommes, quant à eux, mutent en porte blindée en forme humaine. En cette ère où chaque émotion visible éveille la suspicion d’une « folie mentale« , les hommes se barricadent derrière un visage impartial. Le temps a statufié cette personnalité de marbre.

Le fruit d’injonctions machistes

Les hommes font jaillir leur sentiment seulement dans les grandes occasions. Ils pleurent de joie lors d’événements sportifs vécus au collectif et épanchent leur désespoir aux funérailles d’un être cher, humanisme oblige. Leurs visages se desserrent uniquement en cas de force majeure. Les hommes s’autorisent à pleurer au compte-goutte, comme s’ils avaient un quota de larmes à respecter.

Déjà pendant leur tendre âge, ils sont contraints de déglutir leur malheur « cul sec », à la manière d’un guerrier triomphant. Leurs émotions sont stérilisées dans des « sois fort, fais pas ta fillette » et des « sèche tes larmes, t’es pas une chochotte ». À contrario, ils sont forgés à la rivalité, à la bagarre et aux jeux de main.

Les hommes payent les lourds frais d’une masculinité toxique qui pourrit la société jusqu’à la moelle. Les stéréotypes de genre ne portent pas seulement préjudice aux femmes, ils condamnent aussi les hommes à souffrir en silence. Cependant, malgré cette censure émotionnelle quasi « obligatoire », les jets de larmes forcent parfois le passage.

Les hommes s’autorisent alors à pleurer dans le murmure d’un oreiller ou entre les murs insonorisés des toilettes. Selon la société paternaliste, un homme qui pleure en public fait dégringoler son taux de testostérone et perd en crédibilité. À tort.

« La construction de soi dans le modèle plus traditionnel de masculinité, ça amène une tendance à refouler les émotions perçues comme plus « féminines ». Quand on parle de la peur, de la tendresse, de la souffrance, les hommes osent moins les exprimer, surtout entre eux, parce que ce serait de démontrer de la faiblesse et qu’ils n’ont pas le droit d’être faibles », explique Gilles Tremblay directeur au Pôle de recherche et d’expertise sur la santé et le bien-être des hommes (PERSBEH) à 24heures.ca

Un stéréotype viriliste qui coûte cher à la santé mentale

Selon un compte-rendu universitaire, les hommes s’autorisent à pleurer entre 6 et 17 fois par an alors que les femmes cèdent aux larmes entre 30 et 64 fois par an. Ce fossé émotionnel trouve aussi un écho dans le traitement médiatique de la santé mentale, qui semble être un privilège féminin.

Pourtant, les émotions n’ont rien à voir avec la génétique. Mais à trop associer les hommes à des forteresses impénétrables, le système médical fait l’amalgame et les laisse sur le banc de touche. Leurs SOS ne sont donc presque jamais entendus. Ce culte de la virilité greffé jusqu’au bord des paupières peut avoir des conséquences délétères sur le corps et l’esprit.

Discipliner ses émotions mène tout droit à la solitude et à la dépression. C’est aussi une porte ouverte sur les comportements impétueux et excessifs. Le corps devient une sorte de cocotte minute, prête à exploser à tout moment. Pleurer n’est pas une option, c’est presque une obligation sanitaire. En effet, les larmes ont une fonction cathartique. Elles purgent le stress, régulent le rythme cardiaque, libèrent les toxines liées à la tension corporelle et soulagent instantanément.

Parvenir à apprivoiser son propre crocodile aide à se délester d’un poids colossal. Au-delà des larmes, les hommes préfèrent trop souvent faire cavalier seul dans les tumultes de l’âme. Refuser les mains tendues au nom de la fierté, c’est aller à sa propre déchéance. La masculinité toxique tue. En France, 75 % des personnes qui se suicident sont des garçons.

Quand les hommes modernes normalisent les larmes

Les stars des temps modernes piétinent les mythes archaïques et brandissent les larmes comme des trophées. En janvier 2016, Barack Obama matérialisait par exemple sa peine dans un discours en soutien aux familles des victimes des fusillades annuelles. Même si ces larmes étaient parfumées de marketing, elles signaient un revirement prometteur de la masculinité.

En France, le ministre de l’Éducation Pap Ndiaye se montrait aussi yeux rougis et mouillés devant le Sénat en abordant le suicide du jeune Lucas. Dans un contexte plus jovial, Novak Djokovic tombait en larmes après sa victoire à Melbourne contre Stéfanos Tsitsipàs. Les personnalités publiques masculines font tomber les masques et c’est bon signe. Les hommes « nouvelle génération » s’affranchissent d’une liberté émotionnelle nécessaire.

Même si la caricature de l’homme cuirassé, imperméable aux tempêtes mentales s’effondre doucement, les larmes rebroussent encore chemin sur fond de honte. Les hommes s’autoriseront à pleurer seulement quand la masculinité toxique aura signé son arrêt de mort. Et ce n’est pas demain la veille.

Émilie Laurent
Émilie Laurent
Dompteuse de mots, je jongle avec les figures de style et j’apprivoise l’art des punchlines féministes au quotidien. Au détour de mes articles, ma plume un brin romanesque vous réserve des surprises de haut vol. Je me complais à démêler des sujets de fond, à la manière d’une Sherlock des temps modernes. Minorité de genre, égalité des sexes, diversité corporelle… Journaliste funambule, je saute la tête la première vers des thèmes qui enflamment les débats. Boulimique du travail, mon clavier est souvent mis à rude épreuve.
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