Étiquette floquée minorité modèle, réappropriation culturelle abusive, image de femmes asiatiques soumises, représentation des traditions totalement erronée… cet arsenal de préjugés qui gravite autour de la communauté asiatique agit comme une bombe à retardement. Entre les amalgames récurrents et les discours discriminants dissimulés sous un humour grinçant, les esprits saturent. Pour déboulonner ces clichés tenaces, une poignée de militant·e·s 2.0 sculptent des Eldorado virtuels incisifs et instructifs.
Sororasie, collectif asio-féministe investi sur tous les fronts, érige par exemple des posts solides pour poser un regard plus juste sur la communauté asiatique. Créé par Amanda, il s’esquisse comme un album édifiant. Pour pousser les murs du respect, la trentenaire inventive a imaginé un projet photo inclusif intitulé « Asidentités ». Au total, 150 femmes et minorités de genre asiatiques ont fièrement posé devant l’objectif pour renouer avec leur corps et leurs histoires. Un coup de projecteur salvateur qui foudroie le racisme environnant. Rencontre.
Le racisme anti-asiatique, un phénomène ancré, souvent minimisé
Depuis le début de la crise sanitaire, les épisodes de violence envers la communauté asiatique se sont exacerbés. Agressions verbales, appels à « tabasser les chinois » omniprésents sur les réseaux, vandalisme, moqueries… en l’espace de quelques mois, un vent de terreur a investi l’Hexagone. Des scènes d’horreur indigestes venaient se greffer durablement sur les écrans. Accusée de propager le virus dans le pays, la communauté asiatique était embourbée dans le marais de l’insécurité.
Ce racisme, jusqu’alors étouffé dans le silence et maquillé en parades bienveillantes, a pris une tournure effrayante. Plus tragique encore, cette hostilité injustifiée s’est répandue au-delà des frontières. Outre-Atlantique, près de 3800 actes de haine ont été recensés. Même son de cloche au Royaume-Unis, où les crimes de haine ont augmenté de 300%.
Des mythes coriaces en toc qui perdurent
Cette mise en lumière dramatique a démasqué un fléau affligeant qui ne cesse de traverser les générations. La stigmatisation, parfois inconsciente, siège dans toutes les sphères depuis des décennies. « Bons immigrés travailleurs », « Mangeur·euse·s de chiens », « Femmes filiformes interchangeables », « Jaune aux yeux bridés »… ces rengaines infâmes qui sonnent en boucle irritent les tympans. Le disque est rayé et il est urgent de le changer. L’Asie est un vaste continent qui porte 48 pays dans ses entrailles.
Pour faire briller cette mosaïque de visages divers, Amanda a donné naissance à « Asidentités ». La jeune mère de famille a elle aussi été ciblée par des discours méprisants et bas d’esprits. Le racisme s’est incrusté sur le fil de sa tendre enfance et ne l’a plus jamais quitté. Telle une mauvaise herbe vivace, il s’est égrené sur son parcours, laissant des traces indélébiles. Désormais, elle rebat les cartes de la tolérance et énonce les règles d’un avenir plus glorieux.
Asidentités, un projet photo colossal qui transpire de sincérité
Lassée de tous ces portraits lisses, eurocentrés qui se raccrochent à des standards de beauté inatteignables, elle a fait germer un projet photo salutaire de grande envergure. À travers « Asidentités », Amanda s’extirpe de ces codes et se veut fidèle à la réalité. En un shooting, elle a rassemblé 150 femmes et minorités de genre d’origine asiatique. Une prouesse inédite et une ode à l’acceptation vivifiante.
Devant l’objectif, les corps aux teintes plurielles dansent et rayonnent de positivité. Ces muses d’un jour qui soutiennent nos regards s’harmonisent sur la toile de l’espoir. Une œuvre artistique pluridimensionnelle rafraîchissante à admirer sans modération.
The Body Optimist : Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Amanda : « Je suis maman d’une petite fille de deux ans, j’ai 31 ans et je travaille dans les relations presse et dans l’événementiel au sein d’une société privée basée à Paris. »
En 2020, vous avez créé le compte Instagram Sororasie sur lequel vous démontez les clichés autour de la communauté asiatique. Comment avez-vous eu le déclic ?
« Je pense que j’ai eu le déclic parce que j’ai vécu des expériences personnelles et professionnelles qui m’ont touché. J’étais arrivée à saturation, il fallait que je m’investisse, à mon échelle, pour parler de ce qui me préoccupait. L’arrivée de la Covid a accéléré cette envie. Dès le début de la crise, on m’a prise pour cible. Du racisme j’en vivais déjà avant, mais là c’était encore plus violent. Dans les transports, on s’éloignait de moi, on me fusillait du regard, comme si j’étais un virus ambulant.
Et ce n’est pas le pire. C’est invraisemblable tellement c’est triste. Pour la première fois de ma vie, je suis allée voter aux municipales. Mon compagnon était assesseur dans le bureau de vote. Quand je suis sortie, le président a dit « C’est elle qui a contaminé la ville d’Enghien-les-Bains. De toute façon on a son identité, on pourra rapidement vérifier ». Personne ne m’a défendu. Ça a été un catalyseur, c’était la goutte de trop. »
Pouvez-vous nous raconter l’histoire qui se cache derrière Sororasie ? Qu’est-ce que vous souhaitez transmettre ?
« Les minorités sont reléguées au second plan, leur parole est presque bâillonnée, elles n’ont pas leur mot à dire. J’avais envie de créer un réseau d’entraide où les personnes de la communauté asiatique pouvaient s’exprimer sans filtres et sans tabou. Je n’ai pas fait de recherches en amont avant de me lancer. J’avais simplement tapé « femme asiatique » sur Google et les premiers résultats m’ont scotché. Ce n’était que des contenus pornographiques. C’était ultra fétichisant. C’est aussi pour lutter contre cette image caricaturale très péjorative que j’ai créé Sororasie.
En me lançant, je n’étais pas déconstruite, j’avais encore des idées faussées bien ancrées au fond de moi. Mais je pars du principe qu’il ne faut pas attendre de s’éduquer pour bâtir quelque chose. C’est justement en me lançant que je me suis découverte et que je me suis enrichie. »
Comme vous le souligniez, depuis le début de la pandémie, la communauté asiatique est régulièrement prise pour cible. Pour dénoncer ce regain de violences, aux États-Unis il y a notamment eu le mouvement #StopAsianHate. Comment avez-vous vécu ces vagues de haine ?
« J’avais mal au cœur. Les personnes âgées étaient les plus ciblées. Je me disais que ça pouvait aussi arriver à mes grands-parents. Ça m’a brisé. Les coupables sont des lâches, ce sont des êtres monstrueux. Aux États-Unis, un salon de massage a été visé par une attaque. Six femmes d’origine asiatique y ont perdu la vie.
Le traitement médiatique était aussi scandaleux. Les journaux américains ont plus orienté leur discours autour des sentiments de l’agresseur que des victimes. Le manque de respect était total. C’était horrible de voir ça. La communauté asiatique est passée de minorité modèle à ennemi public numéro un. »
Est-ce que vous aussi vous avez subi des attaques racistes ?
« Oui, depuis petite, je vis du racisme. Pour ma part, ça a commencé en primaire. Mes camarades se tiraient les yeux et disaient « Ching Chang Chong » devant moi. On me traitait de mangeuse de chien. À l’adolescence, il y a un cliché énorme qui revenait régulièrement. J’ai des origines thaïlandaises et pour certains ça induisait massage, prostitution, apataya donc experte en sexe. Après on m’a déjà dit aussi « Tu dois savoir réparer des iPhone, c’est tes cousins qui les fabriquent ».
Sur mon lieu de travail, j’ai vécu du racisme et du sexisme. Par des collègues différents. J’ai eu droit à des remarques du style « Amanda t’as le Covid, nous approche pas trop ». À chaque fois, c’était couvert sous l’excuse de l’humour. On a rejeté la faute sur moi, on m’a dit que j’avais mal interprété. Le racisme m’a suivi toute ma vie. Ça pèse lourd sur le moral. Comme je suis maman, je n’ai pas envie que ma fille subisse la double oppression que moi j’ai pu vivre. C’est aussi ce qui m’a encouragé à créer Sororasie. Je trouve que la maternité donne de la légitimité pour se positionner. On a une responsabilité en plus. »
Les posts que vous partagez sur votre compte ont pour vocation d’instruire. Sur quels critères sélectionnez-vous vos contenus ?
« Au début, je prenais des sujets d’actualité et je publiais au feeling. Mais ça me créait une charge mentale importante, c’était beaucoup de stress. Les contenus que je partage maintenant sont liés à mes humeurs en général. Je peux relayer une avancée réjouissante comme lorsque Chloé Zhao, a obtenu deux Oscar pour le long métrage Nomadland. C’était une première.
Je peux aussi pousser un coup de gueule sur des actes qui me révoltent. C’était le cas quand j’abordais l’appropriation culturelle de certaines marques. En fait, ce sont des pistes de réflexion pour apprendre à se décentrer et à conscientiser. »
Vous mettez aussi en avant les minorités transgenre, non binaires, etc… Pourquoi était-ce important pour vous d’explorer le créneau de l’inclusivité ?
« On n’est pas monolithique, notre société est composée de talents divers qu’il est impératif de mettre en avant. On ne peut pas se dire féministe sans prendre en compte les notions intersectionnelles, de race, de genre, de classe… C’est une nécessité de valoriser tous types de profils pour ne pas être excluant. »
Aujourd’hui, vous comptabilisez plus de 12 000 abonné·e·s, comment avez-vous vécu cet engouement ? Qu’est-ce qui vous pousse à continuer ?
« Il y a une sorte de chaîne solidaire virtuelle qui s’est tissée. Au fil des mois, je recevais de plus en plus de témoignages à la fois déchirants, mais aussi très positifs. C’est génial de constater que ces sujets autour de la communauté asiatique intéressent et touchent autant de monde. Ça m’a aussi permis de faire de belles rencontres. C’était une sorte de thérapie, ça été libérateur pour moi. J’ai pu renouer avec mes origines. Ça m’a fait évoluer. »
Par le biais de Sororasie, vous avez donc créé « Asidentités ». Vous avez d’ailleurs lancé une campagne de financement participatif qui a fait un carton. De la conception à l’aboutissement, pouvez-vous nous partager les coulisses de cette trépidante aventure ?
« Asidentités, c’est un projet photo qui met à l’honneur des femmes et minorités de genre asiatiques. Il donne à voir une représentation plus juste. À la base je voulais photographier 30 modèles plurielles panasiatiques, comprenant toutes les diasporas asiatiques françaises. C’était simplement pour alimenter mon compte. Au total, près de 150 personnes ont participé. Ça a pris une ampleur incroyable. Il y avait plusieurs tableaux : portrait, adelphité, tradition et body neutralité. Avec ces photos, on se débarrasse de la fétichisation, de l’hypersexualisation, et on s’échappe des standards de beauté eurocentrés.
Au fur et à mesure, c’est devenu bien plus fort. C’était carrément une expérience sociologique. Sur place, il y avait une énergie positive puissante qui circulait, c’était limite magnétique. J’en ai encore la chair de poule. Les photos étaient tellement précieuses qu’il fallait les transformer en un projet concret et impactant. On a lancé une campagne sur Hello Asso pour faire des expositions, il y a eu plus de 400 contributeurs, on a récolté plus de 10 000 euros. Cette réussite était une belle preuve d’espoir. »
Comment avez-vous recruté vos modèles justement ? Qu’est-ce que vous vouliez promouvoir à travers cette série de portraits ?
« J’ai lancé un appel sur Instagram pour trouver des participantes. L’engouement a été phénoménal. C’est allé au-delà de mes espérances. Finalement, je me suis retrouvée avec 200 candidatures. Certaines candidates m’envoyaient un message privé pour m’expliquer leurs motivations. Ces témoignages m’ont marqué. Une me disait par exemple : « j’ai 30 ans, je ne me suis jamais sentie à ma place, ni belle, ni confiante ».
C’était une sacrée claque. L’idée c’était donc de montrer que la beauté n’a pas de frontières. C’était une séance de réconciliation avec son corps et ses racines asiatiques. Se réapproprier notre image, notre histoire, nos corps : c’est ça le fil rouge. »
Dans un communiqué, vous compariez « Asidentités » à un challenge, pourquoi ?
« Je voulais que tout mon staff soit composé de femmes asiatiques. Ça ajoutait une complexité en plus. Mais c’était impératif pour s’émanciper du fameux male gaze. Déjà rien que pour la photographie, seuls 30% des femmes choisissent cette branche. Alors la tâche était encore plus rude. Grâce au bouche à oreilles, j’ai pu trouver de vrais talents avec une patte identifiable. Je pense que cette signature féminine est bien plus neutre et authentique. D’ailleurs, ça a payé, les modèles se sentaient en confiance ».
Selon vous, pourquoi était-il urgent d’offrir un nouveau regard sur la communauté asiatique ?
« La communauté asiatique est absente des écrans, de la littérature, de l’art… Quand on décide de les montrer, il y a encore de gros préjugés, des mythes rabaissants qui dominent. Les clichés sur la communauté asiatique sont dégradants, il faut que ça cesse ! Mais la route est encore longue… »
Le 13 juin dernier, se tenait le premier vernissage de l’exposition « Asidentités », comment résumeriez-vous cette journée ? Comment les visiteurs ont-ils réagi ?
« C’était un moment très convivial. J’étais fière et heureuse de voir Asidentités se matérialiser pour la première fois. Au total, 40 modèles sont venu·e·s sur place, c’était émouvant. Il y avait beaucoup de bienveillance. On a fait cette aventure toutes ensemble, et là on a vu l’aboutissement, c’était puissant. En général, les visiteurs soulignaient la rareté du projet.
Le fait que des indiennes, pakistanaises, coréennes, japonaises… aux silhouettes différentes soient réunies sur une seule photo, ça a épaté. Beaucoup disaient « Je n’ai jamais vu ça ». C’était chouette aussi, il y avait un mélange intergénérationnel. Un homme de plus de 80 ans tentait de comprendre l’intérêt d’Asidentités. C’était vraiment symbolique. »
En parallèle de Sororasie, vous animez le podcast « Asiattitudes » aux côtés de Mélanie Hong. Vous donnez la parole à des Français·es d’origines asiatiques qui partagent leurs expériences personnelles avec des thèmes forts comme « je suis une drag queen et je suis médecin ». Quel est l’objectif ?
« Le but c’est d’aller à la rencontre de personnalités asiatiques qui nous ont touché et inspiré. On se concentre et on décortique des thématiques précises comme l’asio-féminisme. Ça nous tient à cœur de valoriser des personnalités qui dénotent. Dernièrement, on a interrogé Kelsi Phung, artiste non-binaire d’origine vietnamienne. Iel aborde le poids du regard dominant blanc cis hétéro et de la difficulté d’assumer son genre androgyne. »
Vous portez vraiment ce combat à bras le corps. Comment la fibre militante est finalement née chez vous ?
« J’ai un peu le syndrome de l’imposture avec le militantisme. Parce que pour moi c’est quelque chose qui se passe sur le terrain normalement. Contrairement à d’autres personnes engagées, je ne prends pas de risques et je ne me mets pas en danger. Les seules fois où j’ai manifesté, je me suis faite gazée. Donc j’évite. Par contre, je me suis toujours offusquée et indignée face à des actes injustes. »
Pour terminer, quelles sont vos ambitions pour le futur ? Avez-vous d’autres projets à venir ?
« J’aimerais organiser davantage d’événements physiques. Et en ce qui concerne « Asidentités », j’aimerais aussi faire une exposition plus importante en région parisienne. »
Merci à Amanda, figure humble et engagée d’avoir répondu à nos questions ! Vous pouvez suivre ses aventures au-delà de notre article, sur son compte Instagram : Sororasie. Mais aussi suivre ses actualités sur son blog et pour écouter le podcast « Asiattitudes », ça se passe ici.