Depuis toujours, notre société décide d’exemples et de contre-exemples pour indiquer la marche à suivre. Ainsi, la féministe parfaite devrait appliquer une ligne de conduite qui lui permettrait de mener à bien son projet sans équivoque aucune. La mauvaise féministe quant à elle, ne combat pas toutes les aliénations de la femme que notre société connaît. Pire encore, elle s’inscrit parfois dans des schémas dits contraires à l’éthique féministe. Des remontrances qu’elle entend et de la culpabilité qui leur sont inhérentes naît le complexe de la mauvaise féministe.
Vous desservez la cause ?
Le féminisme est souvent décrié car il souffre d’une méconnaissance, même du côté des femmes. C’est-à-dire qu’il est souvent synonyme de colère, de haine envers les hommes et d’un manque d’humour notable. En réalité, le féminisme veut protéger la liberté des femmes. Il veut leur offrir le droit de faire ce qu’elles veulent de leur corps et de leur statut économique. Ainsi, de peur de causer des problèmes et d’être mal jugées par leurs pairs, de nombreuses femmes préfèrent autant ne pas se qualifier de féministes.
D’autre part, à l’intérieur même du mouvement féministe, se créent des dissensions et des stéréotypes. On trouve parmi eux le complexe de la « mauvaise féministe ». Cette expression est aujourd’hui utilisée pour décrédibiliser la cause féministe et les femmes qui la revendiquent. On accuse de mauvaise féministe une femme qui se considère comme une féministe, mais ne suit pas tous les préceptes que cela peut sous-entendre. La mauvaise féministe s’épile, met du maquillage, regarde de la téléréalité et écoute même parfois du rap aux airs misogynes.
Aux yeux de certain.e.s, ces actions sonnent comme les antithèses des revendications féministes. Elles ont beau parler de consentement, lever la voix contre la culture du viol, exiger une meilleure représentation dans la pop-culture, rien à faire, leurs actions les évincent du groupe de féministes parfaites. C’est le fameux « Tu dessers la cause ». Hélas, cette phrase lancée sonne comme un appel au silence plutôt qu’à la discussion. Elle minimise les luttes et ignore les véritables enjeux de société.
La mauvaise féministe originelle
En 2014, l’autrice, journaliste, conférencière et militante Roxane Gay se qualifiait elle-même de « mauvaise féministe » pour mettre un terme à ce complexe. Elle lance cette idée dans Bad Feminist, un essai vite devenu best-seller.
En partant de son expérience, elle veut décomplexer les féministes. Elle les encourage à ne pas s’en vouloir d’aimer ce qui semble contraire à leurs convictions. L’autrice promeut un féminisme à l’image de l’être humain : ouvertement imparfait, paradoxal, donc libérateur. Alors, même si elle consomme des produits culturels peu flatteurs pour les femmes (parfois même véritables fabriques de sexisme), elle ne doit pas souffrir du complexe de la mauvaise féministe.
« Je le fais parce que je suis un être humain et, en tant que tel, imparfait »
Il est vrai que la société dans laquelle nous évoluons est largement dominée par un prisme patriarcal, fort relayé dans des productions culturelles. Mais cela n’empêche pas de garder un point de vue critique et de continuer à défendre ses convictions. L’idéal, à terme, serait que ces contenus n’aient plus leur place dans notre société. Mais cela ne peut s’obtenir instantanément. Il faut donc, selon elle, laisser à chacun.e le temps d’effectuer son cheminement intime. Celui-ci explore l’imperfection, la discordance, la remise en question ou encore l’authenticité. Roxane gay écrit dans Bad feminist :
« J’essaie de faire en sorte que mon féminisme soit simple. Je sais que le féminisme est compliqué, qu’il évolue et qu’il n’est pas parfait. Je sais qu’il ne résoudra pas tout et qu’il ne peut pas tout. Comme la plupart des gens, je suis pleine de contradictions, mais je ne veux pas non plus être traitée comme de la merde pour le simple fait d’être une femme »
Qui sont nos « mauvaises » féministes ?
Le cas Emrata
En 2016, le journal The Independent titre « Kim Kardashian et Emily Ratajkowski ne sont pas des féministes ». De là, un débat entre les internautes et la presse s’ouvre à l’internationale. D’aucuns fustigeaient Emrata d’être trop consensuelle envers les hommes, comme si elle était heureuse d’être objectivée, et de faire état d’un « féminisme vide ». La mannequin est devenue l’étendard du complexe de la mauvaise féministe.
Emily Ratajkowski s’est fait connaître et a bâti sa carrière sur son corps. Elle correspond en tout point aux diktats de beauté de notre société, se sert des réseaux pour mettre constamment en scène son corps et se targue pourtant d’être féministe. De quoi énerver les détracteur.rice.s du mauvais féminisme. Emrata dérange en ce qu’elle expose sans honte ces paradoxes supposés. Dès qu’il s’agit d’elle, de nombreux reproches surgissent : mauvaise féministe, partisane du « male gaze » (ce regard masculin qui influe sur la mise en scène des corps féminins) ou encore l’exposition de son corps aux antipodes du mouvement body positive qui défend des silhouettes plus subversives.
Mais rien à faire, la mannequin ne se laisse pas abattre et cite sans hésiter Roxane Gay auprès du magazine Forbes. Elle assume parfaitement l’intitulé « mauvaise féministe », qui n’est pas un complexe pour elle puisqu’il signifie toujours qu’elle est féministe, à sa manière. D’ailleurs, Emrata explore ce rapport ambigu à son corps dans son livre My Body paru en janvier 2022. Elle y affirme un désir de réappropriation de son corps, trop souvent réduit au prisme des hommes et d’une société patriarcale prégnante.
Des stars sous projecteurs féministes
Comme elle, d’autres célébrités ont souffert du complexe de la mauvaise féministe. Par exemple, lorsque Len Dunham, icône féministe, s’est faite lunchée pour avoir été retouchée pour une couverture de Vogue. On lui reprochait de se réclamer d’une lutte contre la beauté unique prônée par les magazines tout en voulant correspondre à ce modèle même de beauté.
Et à l’inverse, si des stars refusent de se proclamer féministes (souvent par l’ignorance des revendications expliquée en début d’article), elles sont aussi attaquées. C’est le cas de Lana Del Rey, Taylor Swift ou encore Katy Perry. Le complexe de la mauvaise féministe rend la condition féminine complexe : comment être une femme dans notre société ? Comment assumer sa sexualité en étant féministe ? Ou alors, comment comprendre qu’être féministe ne nous enferme pas dans une mauvaise case ?
La Bitch Era
Dans ses essais, Roxane Gay prend exemple sur les « bitches » pour désigner le complexe de mauvaise féministe. Ces figures de téléréalité et de clip de hip hop sont réduites à des stéréotypes sexistes malgré leurs éventuelles revendications. Emrata, quant à elle, promeut ouvertement la « bitch era » : l’ère de la salope. Cette expression a été lancée lorsqu’elle a incité ses fans à s’indigner contre la fétichisation de la douleur féminine dans le film « Blonde » (film polémique sur Marilyn Monroe).
La Bitch Era renvoie à tout un pan du pop féminisme. L’expression résume la manière dont certaines icônes se servent de leur sexualité comme d’un pouvoir révolutionnaire. Leur corps, s’exfiltrant des dogmes patriarcaux, devient une arme pour l’égalité. Ces femmes réagissent au « slut shaming » dont elles sont victimes (stigmatisation des femmes par rapport à leur attitude et leur sexualité). Voyez comme des figures populaires comme Cardi B ou Megan Thee Stallion renversent l’insulte « bitch » dans leur rap pour en faire une force.
La culture pop aide à amener davantage de personnes au féminisme. C’est une véritable passerelle. Ensuite, c’est à nous, en tant que composant.e.s d’une même société, de nous instruire de faire pour en apprendre davantage sur le féminisme, et rallier la cause au mieux.
Le parfait féminisme est un leurre
Roxane Gay, ayant compris l’importance de la pop culture, voudrait d’abord permettre à toustes de réaliser que le féminisme est simplement la recherche de la liberté, de l’égalité. Ainsi, des célébrités comme les précédentes citées pourraient participer à la cause.
L’autrice voudrait également que chacun.e prenne du recul afin de réaliser que nous abordons toustes différemment notre féminisme. Il est inutile d’attendre une attitude identique, calquée sur un imaginaire issu d’une rectitude politique étouffante. L’essentiel est la défense de l’égalité des femmes et de l’équité en tout point. Pour Roxane Gay,
« La pureté militante est un leurre »
La journaliste s’insurge contre ces clichés du féminisme parfait qu’on lui a renvoyé. Elle prend la culture populaire comme un lieu de représentations que l’on doit interroger. En effet, alors qu’elle est censée refléter notre monde, elle ne cesse de repousser l’expérience des différences. Malgré tout, renier le complexe du mauvais féminisme ne signifie pas balayer l’interrogation que l’on a du féminisme pop. Finalement, Roxane Gay nous décomplexe en tant que féministes, il n’y a pas de bonne manière de l’être. Il est maintenant has been de complexer quelqu’un pour son mauvais féminisme.
Une exception est faite par l’autrice. Parfois, elle utilise cette expression pour « signifier un rejet du féminisme dominant qui privilégie les femmes blanches hétérosexuelles de classe moyenne et supérieure au détriment des femmes de couleur, des femmes queer, des femmes de la classe ouvrière, des femmes handicapées, des femmes transgenres et d’autres marginalisées. ». Il est important pour les privilégié.e.s de réaliser leur statut afin de réfléchir à la manière dont il influence leur pensée.
Ainsi, le complexe de la mauvaise féministe s’est fortement ancré dans les mentalités. Certes, il est nécessaire de garder un esprit critique et d’examiner le féminisme d’autres. Mais l’écueil serait de vouloir ériger un féminisme supérieur, modèle de vertu et de perfection. Soyons toustes féministes à notre manière, tant que notre but est le même. Et vous, êtes-vous un.e « mauvais.e féministe » ?