À l’origine, le compte @abregefrere est né pour synthétiser les vidéos de plus d’une minute en quelques secondes et écourter les contenus jugés « trop longs » ou arborant trop de blabla. Créé à l’aube du mois de février, il recense déjà plus d’un million de fans sur TikTok. Cependant, s’il suscite les sourires derrière les écrans, il déclenche également la colère des féministes, qui y voient une extension du « manterrupting ». Cette pratique consiste à couper les femmes dans leur dialogue et à souiller leur parole. Les « abrège frère », qui amusent tant la toile, sont un moyen de plus de réduire les femmes au silence et d’invalider leurs discours.
« Abrège frère », un concept simple qui divise
Impossible de passer à côté en scrollant sur les réseaux. « Abrège frère » est un aimant à buzz et investit chaque centimètre carré de l’univers virtuel. Vous avez certainement vu passer l’une de ses vidéos en faisant défiler vos reels ou en vous baladant sur TikTok. Le nom du compte parle de lui-même. Un créateur de contenu à l’identité anonyme, se présentant comme un « chinois français », raccourcit les vidéos « story time » et autres monologues prolongés en une seule phrase. D’un ton snobe, il transperce les longueurs pour en venir directement à la conclusion finale. Tasse kitsch à la main, il affiche également le temps économisé « grâce » à son résumé concis.
En clair, c’est le spoiler par excellence. Mais les internautes saluent son initiative, qui compacte les récits pleins de « digressions ». Pourtant, il n’est pas le précurseur du concept. D’autres speedy gonzales du web l’ont précédé, à échelle internationale, dont Alex Yoon et Trevor Merchant. Si « abrège frère » simplifie les explications et ampute les palabres sur fond d’humour moqueur, il s’attèle surtout à mettre les femmes en veilleuse. Sur les 59 vidéos publiées par ce disciple du sarcasme, 45 révèlent des protagonistes féminines. Hasard ou non, ce penchant pour les contenus portés au féminin n’a pas tardé à faire la poudre à canon des machistes.
De nombreux internautes appellent « Abrège Frère » à la rescousse lorsque ces mesdames s’attardent sur les détails ou daignent dépasser le seuil des une minute chrono. Inévitablement, avec ses vidéos, « Abrège Frère » entretient le stéréotype de la femme « loquace » qui ne raconte que des futilités et parle dans le vent. Il vient donner raison à cette idée sexiste de la pipelette intarissable qui gaspille sa salive pour des balivernes. Ce concept, créé pour répondre à une flemmardise chronique, place encore un scotch invisible sur la bouche des femmes.
Un mélange entre le manterrupting et le mansplaining
En tranchant le contenu des femmes en plein cœur et en les réduisant drastiquement, le compte « abrège frère » ne se contente pas de combler une appétence pour les chutes rapides. Il sert de prolongement « virtuel » à des tactiques masculinistes vieilles comme le monde. Le fait de prendre la parole à la place des femmes sur un sujet qui leur appartient est un délit criant de mansplaining. Autre infraction patriarcale majeure commise par « abrège frère » : le manterrupting. Cette pratique, que « Abrège frère » exécute avec un naturel effrayant, consiste à suspendre volontairement la parole des femmes pour leur emboîter la voix.
Un mutisme forcé qui est tristement commun dans les hémicycles et entre les murs des bureaux. Au travail, les hommes interrompent 23 % de fois plus une collègue féminine qu’un homologue masculin. Même écho lors du débat télévisé de 2016, où Nathalie Kosciusko Morizet a été coupée dans son élan oratoire deux à trois fois plus que les six autres candidats masculins. Même si « abrège frère » souhaite avant tout servir des « shooters » de contenu et en tirer un compte rendu expéditif, il musèle, malgré lui, les femmes.
D’ailleurs le concept « Abrège Frère » n’a pas tardé à se radicaliser et à prendre des proportions surréalistes. Certaines créatrices de contenu dont Alena ont écopé de commentaires menaçants, simplement au motif que leurs vidéos contenaient trop d’éléments superflus et de précisions futiles, du moins selon certains internautes. Le nom d’Abrège Frère s’est même retrouvé greffé sous des contenus affichant des « trigger warning » et traitant de sujets sérieux. Ce concept nourrit une censure de la voix féminine et ôte la crédibilité de la bouche des femmes. En parallèle, « abrège frère » condamne ces mesdames à l’image de la pipelette « pompeuse » et confie à ces messieurs la parole « sacrée ».
@lodoniri La monopolisation de l’espace de parole comme stratégie de domination #abregefrere #chloegervais #sexisme
@beyond_ines @abregefrere nothing but love comme on dit 💕
« Abrège frère », banni de TikTok ?
Le compte « abrège frère » s’est fait prendre à son propre jeu et a subi de plein fouet l’effet boomerang. Suite aux nombreuses polémiques, le condenseur chevronné a été banni de TikTok, puis d’Instagram. Ce démantèlement numérique n’est pas le fait d’une horde de féministes remontées mais d’un hacker nommé Ammo. Masqué derrière un avatar « NFT », il a revendiqué son acte sans préciser ses motivations.
Il faut dire qu’il n’en est pas à sa première abolition virtuelle. Ce vengeur du net s’attaque à quiconque touche le succès du million du bout du doigt. Justt zizou, KMS, TK78, Hanae et d’autres « stars du net » s’inscrivent aussi dans son palmarès. Cependant, ça n’a pas empêché Abrège Frère de récidiver en ouvrant un nouveau compte. Ce n’est pas tant ce sprinteur de contenu qui pose problème. Plutôt la manière dont « abrège frère » est devenu un nom commun pour faire taire les femmes.
« Abrège frère » révèle à quel point les mentalités stagnent. Ce concept transforme un cliché misogyne en une sombre généralité. Il insonorise, encore une fois, le discours des femmes pour faire valoir celui des hommes. La domination masculine se niche jusque dans les pixels…