Depuis MeToo, les slogans fleurissent sur les murs des villes. « La peur doit changer de camp », « J’avais 25 ans », « On vous croit », « Elle le quitte, il la tue », « Si elle dort, c’est un viol » : ce sont autant de lettres en capitales noires qui interpellent dans la rue. Le mois d’août 2019 a vu s’organiser des groupes de colleur.se.s, d’abord à Paris, puis dans toute la France. Chaque nuit, les collages féministes se réinventent et permettent aux femmes de se réapproprier l’espace public. Mais d’où viennent-ils et pourquoi sont-ils si essentiels ?
Les collages féministes, un moyen d’expression militant
Le concept est simple : il s’agit de coller des messages féministes sur les murs de l’espace public. L’objectif est de dénoncer les féminicides ainsi que les violences sexistes et sexuelles. Les groupes de colleur.se.s s’organisent de manière autonome généralement en non-mixité. Alors que les féministes scandent déjà leurs slogans dans les manifestations, iels ont décidé de les afficher en lettres noires inscrites sur des feuilles A4.
Ces phrases lancées attirent l’attention dans notre société, font réagir et sensibilisent un public non averti aux violences faites aux femmes. Elles ne manquent pas non plus de dénoncer les violences familiales et pédocriminelles.
Du placardage jusqu’aux murs des villes
Christine Bard, historienne spécialiste de l’histoire des femmes, nous ramène à l’Ancien Régime.
Les placards français, un espace longtemps masculin
La version vintage du collage est le placard, il servait alors à publier des avis officiels. Bien souvent, les placards servaient aux opposant.e.s au pouvoir. Alors que les femmes auraient pu se les approprier pour protester contre les infamies commises par les hommes, elles ne l’ont que très peu fait.
C’est Olympe de Gouges qui décide enfin de se servir de cet espace d’expression. À la Révolution française, la féministe signe un placard de sa main pour défendre Louis Capet lors du procès de Louis XIV en 1792. Malgré cette prise de risque, les affiches restent rares jusqu’à la Commune de Paris. Cet événement est marqué par la prise de position de l’Union des femmes qui n’hésite pas à placarder des affiches faites de textes denses.
L’Angleterre, précurseur des collages féministes
Alors qu’elles ont peiné à s’installer en France, les premières affiches féministes anglaises arrivent dès la fin du 19e siècle. Elles naissent du mouvement d’émancipation vestimentaire. Ces affiches ont un tel retentissement sur l’île britannique que même la presse s’en empare. À titre d’exemple, l’Aglaia publie des illustrations qui laissent à voir des femmes en robe sans corset. L’Allemagne et l’Autriche s’en inspirent et font naître des mouvements « pour le port d’une robe différente ».
Si les suffragettes anglaises ont cette force d’impulsion, c’est parce que leur caractère modéré leur offre les moyens financiers nécessaires à la fabrication des affiches. Elles puisent par exemple des ressources dans les Écoles des Beaux-Arts. Elles seront à l’origine de nombreuses nouveautés, qui perdurent encore. Nous pouvons citer le code couleur féministe : vert, violet et blanc ou encore les fameuses bannières féministes dans les manifestations.
L’arrivée tardive de l’affichage féministe en France
En France, les collages féministes ont du mal à se faire une place. Ce n’est qu’entre 1934 et 1935 que les suffragettes françaises font parler d’elles. Elles multiplient les manifestations pour défendre leurs droits. Reste dans les mémoires la célèbre affiche de la journaliste Louise Weiss. On pouvait lire en lettres rouges sur fond blanc : « La Française doit voter ».
L’avènement du Mouvement de libération des femmes (MLF) dans les années 1960 confirme la prégnance des luttes féministes. Cela inspire une multitude de groupes militants qui ne cessent de clamer ses revendications. Par manque de moyens, les affiches sont plébiscitées par tou.te.s. Christine Bard explique pour France Culture :
« Les femmes artistes sont à cette époque de plus en plus nombreuses. Une affiche célèbre est réalisée par exemple par Claire Bretécher. Le graffiti a aussi beaucoup de succès. Il est bien dans l’esprit libertaire du féminisme radical. »
La naissance des collages féministes contemporains
Le collage que l’on connaît désormais découle de cette longue histoire féministe. Nous sommes en février 2019 lorsque Marguerite Stern (militante féministe et ancienne Femen) décide de placarder les murs de Marseille. Elle commence par dénoncer la sexualisation de son corps par les hommes depuis son adolescence. Puis, en mars 2019, elle réalise son premier collage dédié à un féminicide en réaction à l’assassinat de Julie Douid. La jeune femme importe les collages féministes à Paris lorsqu’elle y déménage.
Dans la foulée, le collectif Collages Féminicides Paris est créé. Cela ne manque pas d’inspirer de nombreux autres collectifs qui se forment partout en France, mais aussi à l’étranger (Allemagne, Italie, Syrie, Belgique, Portugal, Pologne). Les collages représentent désormais toutes les luttes sociales : féministes, LGBTQIA+, anti-raciste, anti-validisme, contre le génocide des Ouïghours, etc.
Rapidement retirée du collectif Marguerite Stern continue à coller seule. La jeune femme est désormais décriée pour ses propos transphobes suite au collage « Des sisters pas des cis terfs » du collectif Collages Féminicides de Montpellier en 2020. En effet, elle n’a pas hésité à critiquer la place prise par les femmes trans dans le mouvement féministe en niant leur identité de femmes.
Quand les femmes se réapproprient les espaces interdits
C’est la nuit que les colleur.se.s opèrent dans les villes. Alors que des actions d’envergure internationale s’organisent, iels préfèrent agir en cachette. Ce choix n’est pas le fruit du hasard.
Le choix de la ville
Dès l’époque antique, il est établi que la ville appartient aux hommes. Il est déjà clair que l’occupation de la rue leur est réservée tandis que les femmes doivent se cantonner à l’espace domestique. Cette habitude s’est perpétuée jusqu’à aujourd’hui encore. Alors, les collages féministes permettent de se réapproprier la rue. Ceci tant pour les femmes que pour les autres minorités qui en sont écartées.
Les collages permettent donc de s’opposer à l’invisibilisation des femmes dans l’espace public. Camille Lextray, membre de CollagesParis, explique à France Inter que l’objectif des collages féministes est double. D’abord, il s’agit d’interpeller les potentielles victimes et leurs proches sans pour autant les choquer. Ensuite, iels veulent « faire de la pédagogie dans l’espace public ». C’est-à-dire de sensibiliser les publics qui ne sont pas nécessairement avertis à propos de ces violences.
D’ailleurs, une colleuse nommée Inès explique que la pédagogie passe parfois par l’explication de leur combat aux passant.e.s. Elle raconte alors cette fois où un homme de cité était venu vers elle. Il ne comprenait pas le message qu’elle était en train de coller avec ses camarades : « Tu n’es pas seule ». Grâce à la discussion qui s’en est suivi, le jeune homme a compris et les a même soutenues dans leur démarche. Dans cet esprit, le collage dans les villes est volontaire, mais les lieux précis ne sont généralement pas prédits.
« On colle sur des murs lambda, d’immeubles ou de maisons : le but, c’est de faire irruption dans le quotidien. »
Sortir les violences domestiques dans la rue
En faisant le choix de la rue, les colleur.se.s veulent aussi exporter les violences conjugales sur la place publique. Ces « histoires privées de couple » sont replacées comme des problématiques systémiques plutôt qu’un problème domestique dans lequel il ne vaut mieux pas s’immiscer.
Grâce à ces mouvements féministes, les causes défendues appartiennent maintenant à la DOXA, elles sont accessibles à un plus grand public. Les expériences personnelles de violences n’appartiennent plus uniquement au foyer des victimes. Il est maintenant impossible de fermer les yeux sur ces phénomènes puisqu’ils ne sont plus secrets.
« Les collages permettent de faire passer certains termes dans le débat public. Par exemple, la notion de féminicide est désormais intégrée par une majorité de personnes, ce qui n’était pas le cas il y a quelques années », explique Charlotte, ex-colleuse à Aix-en-Provence à Magistère DJC
Le choix de la nuit
Si la ville est déjà largement crainte par les femmes, elle devient absolument inaccessible la nuit. Le harcèlement dans l’espace public est connu de l’immense majorité des femmes en France. Selon une étude de l’institut Yougov pour le ministère de l’Intérieur, il est subi par 90 % d’entre elles. Nous ne sommes donc pas surpris.es d’apprendre que 80 % des 18-24 ans ont peur de marcher dans la rue le soir.
Cette peur prend ses racines dans la banalisation de la dangerosité de l’espace public pour les femmes la nuit. Saviez-vous qu’il existe même un hashtag utilisé par les femmes pour partager leurs techniques pour se sentir en sécurité lorsqu’elles se trouvent seules dans la rue, surtout la nuit ? Il s’agit de #Safedanslarue, lancé en 2014 par le compte @The_Economiss.
Les collages féministes de nuit offrent donc aux colleur.se.s l’opportunité d’investir cette peur banalisée. À nouveau, la colleuse parisienne Inès explicite cette sensation :
« Sortir la nuit à plusieurs, ça me donne le sentiment libérateur de me réapproprier l’espace. Ensuite que je rentre seule le soir, je suis plus à l’aise. »
Aussi, le choix de la nuit repose sur un argument plus pragmatique : les colleur.se.s ont moins de chances de se faire prendre. En effet, leur pratique est toujours illégale et s’expose donc à des procédures judiciaires. En France, le collage sur les murs ou le mobilier urbain est assimilé à de la dégradation légère de bâtiments selon l’article 322-1 du Code pénal. Certains collages ont déjà donné lieu à des gardes à vue plus ou moins longues.
Ainsi, si certain.e.s considèrent les collages féministes comme dérisoires, ils sont pourtant de puissants instruments de lutte. Au-delà d’une revendication, ils permettent d’ouvrir, voire de forcer, un débat trop passé sous silence. Ils sont autant un moyen de soutenir les victimes que de sensibiliser les passant.e.s. D’ailleurs, l’opposition qu’ils rencontrent, promulguée par les « arracheurs », prouve bel et bien que ces lettres capitales ont toujours lieu d’être.