Féminité toxique : mythe ou réalité ?

Récemment, la série télévisée Love Island a fait jaillir une notion peu entendue mais forte de sens : la « féminité toxique ». L’émission s’est vue targuée de promouvoir ce comportement après que deux participantes aient fait pleurer leurs concurrents masculins. Mais qu’en est-il réellement de cette « féminité toxique », supposée homologue de la plus connue « masculinité toxique » ?

Le cas Love Island

La polémique est née il y a deux semaines lorsque l’émission s’est clôturée aux antipodes de l’habituel. Plutôt que de voir des garçons souriants et rejetant les accusations de jeu déloyal, nous avons assisté au passage à la défensive de jeunes femmes. Ceci à tel point que deux participants ont fondu en larmes. Les téléspectateur.rice.s se sont alors demandé si la production a volontairement choisi de s’éloigner de la reproduction d’une forme de masculinité toxique à l’écran. Elle aurait à la place opéré un schéma inverse. Les fans se sont donc offusqué.e.s devant une telle démonstration de « féminité toxique ».

Cette affaire a pris une ampleur telle que l’organisation caritative pour hommes contre la violence domestique ManKind s’en est emparée. Elle a demandé à la production de s’assurer que les candidats masculins se voient offrir le même devoir de diligence que les candidates. ManKind a plus tard affirmé :

« Love Island a une fois de plus montré que lorsqu’il s’agit de comportements abusifs contre des partenaires tels que la manipulation et l’éclairage au gaz, cela affecte aussi bien les hommes que les femmes. »

Il est indéniable que les hommes peuvent aussi être les victimes de comportements abusifs dont les femmes peuvent faire preuve. Néanmoins, est-il réellement pertinent d’employer le terme de « féminité toxique » dans les attitudes vues dans l’émission, ou dans la société en général ?

À l’origine était la masculinité toxique

Le concept de masculinité toxique naît dans le monde universitaire. Rapidement relayé dans la sphère médiatique, il désigne les normes culturelles ataviques prônant des attitudes masculines malsaines pour la société. La blogueuse américaine Amanda Marcotte la définit comme :

« Un modèle spécifique de la virilité, orienté vers la domination et le contrôle. C’est une virilité qui perçoit les femmes et personnes LGBT comme inférieures, qui conçoit le sexe comme un acte non pas d’affection, mais de domination, et qui valorise la violence comme seule façon de s’imposer dans le monde. »

Mais à l’origine, le concept de masculinité toxique n’entend pas qu’elle soit intrinsèquement mauvaise. Elle cherche plutôt à expliquer la manière dont certains comportements dits masculins peuvent avoir des penchants néfastes. Ces derniers n’épargnent pas les hommes. En effet, la socialisation des garçons dans nos sociétés patriarcales normalise la violence comme un moyen louable de dominer. La faiblesse, la plainte et la fragilité émotionnelles sont aussi mises au rebut. Hélas, ces injonctions sociétales forment les écueils que nous connaissons : misogynie, homophobie, violences domestiques, agressions sexuelles, etc.

Les conservateur.rice.s critiquent vivement le concept actuel de masculinité toxique. Ces dernier.ère.s interprètent une condamnation injustifiée de la masculinité traditionnelle. Pour elleux, la masculinité toxique est une condamnation de ce qu’est « l’homme ». Alors que les féministes s’en servent pour désigner des comportements déviants qui ne seraient pas choisi en pleine conscience mais hérités. La féminité toxique est-elle une variante « féminine » de cette acception ?

Qu’est-ce que la féminité toxique ?

La stigmatisation des personnes qui sortent du cadre

La docteure Lisa Turner, spécialiste des traumatismes et de la résilience émotionnelle, définit la féminité toxique comme :

« Un ensemble de traits ou de comportements négatifs qui reflètent les aspects néfastes des stéréotypes sexistes des femmes. »

Pour arriver à ses fins, la féminité toxique peut impliquer le jugement et l’éviction des femmes qui contreviennent à ces normes ou qui remettent en question les rôles de genre traditionnels.

Alors, la masculinité et la féminité toxiques seraient inhérentes de comportements appris et intériorisés. Ils découlent d’une socialisation et d’une éducation bombardées sur la manière de « faire le genre correctement » dès la naissance. Le Dr Price suggère que :

« Les femmes sont tout aussi capables de promouvoir des normes masculines toxiques, et en fin de compte, c’est une force répandue et culturelle. »

Pourtant, à l’instar de la masculinité toxique, la féminité toxique s’interprète différemment par tou.te.s. Le terme s’utilise parfois pour désigner ces femmes qui se lèvent contre le comportement masculin violent ou abusif. Récemment, nous avons vu l’actrice Amber Heard être condamnée en ces termes lorsqu’elle a évoqué sa souffrance aux mains de Johnny Depp. La presse en faisait l’exemple type de la « féminité toxique », l’accusant de « jouer à la victime ».

La reproduction de schémas sociaux

D’autre part, la féminité toxique désigne aussi les femmes qui reproduisent abusivement les comportements que la société leur a appris. Au point de stigmatiser celleux qui n’y conviennent pas. La sociologue et doctorante Alicia Denby vient de publier ses recherches portant justement sur la représentation du genre Love Island. Elle compare l’affaire récente à celle de la personnalité de la télévision anglaise Faye Winter, condamnée en 2021 pour avoir crié sur son partenaire Teddy. Cette altercation avait plus de 25 000 plaintes auprès de l’Ofcom. La sociologue souligne que si l’on observe les cas inverses, le nombre de plaintes est 20 fois inférieur.

Cet exemple démontre comme les femmes en colère, méchantes ou dégradantes envers les autres sont plus intensément soumises à la censure. Nous devons notamment cela au fait que notre société considère la colère en soi comme un trait féminin inacceptable. Alicia Denby rappelle :

« Cela ne veut certainement pas dire que les femmes ne devraient pas être tenues responsables d’avoir causé de la détresse à d’autres candidates, mais cela ne doit pas être utilisé comme excuse pour alimenter un programme anti-féministe. »

La féminité toxique, ennemie de la cause féministe

De nombreux.ses sociologues s’accordent sur le fait que les termes de masculinité et féminité toxiques peuvent s’utiliser à mauvais escient. La promotion anti-féministe des systèmes de pouvoir les interprète souvent mal.

La maîtresse de conférences Hannah McCann s’est elle aussi intéressée aux retombées médiatiques et culturelles de la polémique Love Island. Elle a principalement observé des réponses qui entendaient que les femmes sont « tout aussi mauvaises » que les hommes dans le champ des violences domestiques et émotionnelles. C’est un usage clair de l’utilisation de la féminité toxique pour affirmer que les hommes sont victimes des femmes à mesure égale. Elle en déduit que ces affaires servent un certain sensationnalisme.

« Comme pour dire, ‘le féminisme a tort, les femmes sont tout aussi mauvaises que les hommes’. »

Hannah McCann suggère qu’une large partie des discours découlant de cette affaire ont essayé de mal interpréter le fait que les femmes sont massivement victimes de violences domestiques. C’est une rhétorique propre au Men’s Rights Activism. Nous avons donc pu assister à une récupération voulant « représenter les événements comme ‘preuve’ que le phénomène est en fait égal ».

Sur quoi poser l’œil ?

Finalement, le problème est-il réellement de savoir si un comportement tient de la féminité ou de la masculinité toxique ? La Docteure Prince écrivait en 2018 :

« Le problème n’a jamais été que la masculinité. C’était, et c’est toujours, des rôles de genre inflexibles pour les hommes comme pour les femmes. »

La question devient alors celle de la régulation du genre. Une horde de sociologues et professeur.e.s, comme Denby, désirent plutôt démystifier ces catégories pour les qualifier plus généralement de « violence émotionnelle ». C’est le cas de la psychologue et psychothérapeute Nova Cobban. Elle affirme :

« En réalité, le comportement toxique n’est pas spécifique au genre ou même lié au genre, c’est essentiellement un comportement négatif conçu pour affirmer la domination. »

Cela étant dit, cette vision à l’apparence féministe risque d’oublier les manières spécifiques dont le genre est socialement construit et appliqué.

McCann accorde qu’il est intéressant d’observer la manière dont les hommes peuvent être victimes d’abus et dont les femmes peuvent faire preuve de comportements négatifs ou abusifs. Cela étant dit, elle pense que cela peut être « une bonne occasion d’examiner les données réelles sur la violence domestique » et sa manifestation. Alors, nous pourrions voir comment « certaines approches du genre sont toxiques, plutôt que certaines expressions ou traits individuels, car cela nous permet d’avoir une vue d’ensemble politique ».

Finalement, la défense de la binarité de genre est le cœur de la question. Dans son article La féminité toxique nous retient tous, publié chez Medium en 2018, le psychologue social et auteur Dr Devon Price écrit :

« Notre examen culturel actuel des rôles de genre toxiques est trop axé sur le fait de blâmer les hommes et la masculinité pour une variété de maux qui sont réellement causés par le genre binaire et notre stricte adhésion à celui-ci. »

Il suggère que la masculinité et la féminité toxiques sont des « maladies culturelles » qui touchent tout le monde.

S’il est certain que s’intéresser à la cause plutôt qu’aux symptômes est plus efficace, il ne faut cependant pas oublier que les femmes sont toujours les victimes majoritaires du système qui engraine ces toxicités. La féminité toxique, comme la masculinité toxique, sont des concepts qui s’inscrivent dans un système plus grand, établi sur des constructions sociologiques inégales et discriminantes. Il convient de s’intéresser, voire de traiter, ces disparités dès leur création, mais il ne faut pas oublier de lutter contre leurs conséquences.

Charlotte Vrignaud
Charlotte Vrignaud
En tant que journaliste spécialisée dans les médias et la culture, mon quotidien est une aventure passionnante au cœur de l'évolution culturelle et médiatique de notre époque. Mon rôle consiste à décrypter et à partager les tendances émergentes, les innovations et les récits captivants qui façonnent notre société.
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