Si le mouvement body positive prend beaucoup d’ampleur sur les réseaux sociaux et notamment Instagram, force est de constater que le corps gros, le corps obèse reste encore minoritaire et caché dans notre société. Dans une interview passionnante accordée à Madmoizelle.com, la créatrice du compte Instagram « Corpscools » se livre et raconte la nécessité du fat-activism radical.
« Survivre quand on est une personne grosse »
Lorsqu’on lui demande pourquoi elle a créé cette page Instagram militante, elle raconte qu’elle a commencé à penser à sa grosseur très jeune :
« C’est nécessaire pour survivre quand on est une personne grosse. Je recevais énormément de violences et je m’interrogeais sur la légitimité de celle-ci. Il y avait quelque chose de bizarre que je n’arrivais pas à expliquer. »
Lorsqu’elle était ado, dans les années 2000, il était difficile d’accéder à un discours permettant de comprendre cette violence :
« Les seules personnes grosses qui existaient dans l’espace ‘mainstream’ (flux, courant ndlr), étaient les blogueuses grande taille. Notamment Stéphanie Zwicky. Accéder à ce discours n’était pas simple. Et découvrir son travail a été très important pour moi ! »
Comme beaucoup de personnes en surpoids, la jeune femme raconte qu’elle a les cuisses qui se touchent. Elle pense, à l’époque, qu’elle est la seule à vivre ça. Pourtant, il existait déjà une réflexion autour de la grossophobie depuis quelques décennies aux États-Unis. Notamment portée par des collectifs comme The Fat Underground.
Difficulté de transmission
En France, on se souvient avec émotion d’Anne Zamberlan, décédée en avril 1999, et de son fameux coup de gueule contre la grossophobie publié en 1994. Mais toute cette mouvance était plutôt centrée dans des espaces militants, difficiles d’accès pour le grand public et les jeunes gens tels que la fondatrice de ce compte « Corpscool ».
Auprès de Madmoizelle, elle souligne ainsi son soulagement lorsqu’elle a découvert ces outils théoriques. Et explique à quel point elle a été étonnée devant la difficulté de transmission de ces outils et explique le message qui se cache derrière son compte Instagram :
« Même s’il existe beaucoup de textes historiques sur la grossophobie, j’ai le sentiment qu’il est difficile d’assurer une sorte de transmission, de continuité. Ce qui fait que la lutte n’avance pas très vite. On repart souvent à zéro. Derrière Corpscool, il y a aussi une volonté de transmission de tous ces accomplissements militants et historiques. De faire en faire en sorte d’intégrer ce passé de lutte à notre présent. »
La rédaction de The Body Optimist était déjà en place lorsque les médias ont commencé à parler de grossophobie, il y a quelques années. On se souvient notamment de son entrée dans le dictionnaire. À cette époque, des militantes telles que Daria Marx et Eva Perez Bello de Gras Politique luttent contre les oppressions vécues par les personnes obèses. Elles sont bientôt soutenues par Gabriel Deydier et son livre « On ne naît pas grosse » qui bouleverse alors l’opinion publique et connait un retentissement sans précédent dans les médias :
« Ces paroles ont été libératrices, et ont ouvert le dialogue. Je savais qu’il y avait d’autres discours sur la grosseur, qui n’avaient pas autant de visibilité, et je me suis dit que ce serait chouette de les relayer eux aussi. »
Fat-activism intransigeant qui refuse le compromis
C’est ainsi que l’idée de créer une page Instagram artistique et militante naît. « Corpscool » est un petit répertoire de sujets sur la grosseur, accessible à tou.te.s :
« Je voulais multiplier les points de vie, les manières d’agir, pour un public large. »
Et ce compte est aussi là pour lutter contre une certaine forme de solitude :
« Moi, je pensais beaucoup de choses sur la grosseur. Mais j’ai toujours été ‘la seule’ personne grosse de ma bande de potes, de mon école, de ma famille… Derrière ce compte, il y avait l’envie d’avoir une bande de personnes grosses. Cela change la vie, d’avoir des gens qui vivent la même réalité que nous dans notre entourage. Et puis, il y a une adelphité (un terme qui englobe « sororité » et « fraternité » sans être genré, ndlr) très cool entre les personnes qui militent contre la grossophobie. »
Pour elle, « Corpscool » propose un fat-activism intransigeant, qui refuse le compromis. Oui, son discours peut être perçu comme radical. Mais elle le revendique :
« Ce qui semble radical, c’est ma pensée de la grosseur et de la santé. La première source de violence que vivent les personnes grosses est liée aux moqueries. On dit aux gros que ‘Tout est une question de volonté’. En réponse, expliquer que ‘la grosseur est une maladie multifactorielle’ peut être une forme de justification. Cela permet de nous soulager d’une certaine culpabilité. C’est quelque chose que j’ai pu faire par le passé. Mais aujourd’hui, je vois ce présupposé comme contre-productif : il continue à associer obésité et mauvaise santé. »
Pour elle, penser la grosseur comme une maladie, cela implique qu’il faudrait justifier et expliquer pourquoi on est gros. Le tout, dans le but « d’espérer mériter de la bienveillance ».
Libérer les corps gros pour libérer tous les corps
Pour elle, le terme « obèse » est également problématique. Il est censé refléter une réalité médicale. Mais en réalité, la science elle-même a prouvé qu’il n’était pas fiable :
« Beaucoup de chercheurs disent aujourd’hui qu’il y a des grosseurs métaboliquement saines, et des grosseurs qui ne le sont pas. Pour les personnes grosses comme pour les personnes minces, le poids ne serait donc pas un indicateur fiable de la condition de santé. Mais il y a tellement de préjugés sur les personnes grosses dans l’inconscient collectif que les choses ne changent pas. »
Pour la militante, si on ne peut pas libérer les cors gros, on ne pourra pas libérer les corps tout court. S’émanciper de la grossophobie, c’est s’émanciper de la violence que la société met dans les valeurs associées à la nourriture. La société donne une légitimité à certains corps, mais pas à d’autres. Tout en se cachant derrière l’injonction « à la bonne santé » :
« Un corps gros est presque un corps dissident par essence. Il ne rentre dans aucun des moules de la féminité. Pour devenir une femme, les femmes grosses doivent soit s’excuser de ce qu’elles sont et essayer de montrer qu’elles font des efforts pour mincir. Soit tomber dans l’hyperféminité et le cliché de la pin-up. Réussir à sortir de ce schéma, c’est aussi briser ce moule de la féminité qui pèse sur toutes. »
Et d’ajouter :
« Libérer le corps gros, c’est aussi se libérer de l’impératif de bonne santé, de l’idéal capitaliste du corps productif. C’est arrêter de privilégier l’image de notre corps sur notre santé mentale. Il faut être capable d’imaginer un corps gros, heureux, et sain : c’est ainsi que nous pourrons créer les espaces où ces corps peuvent exister. »
Et il faut le dire : notre société n’est pas du tout conçue ni accueillante pour les personnes obèses.
Société et grossophobie
Comme l’indique la créatrice de « Corpscool » au cours de cette interview à Madmoizelle.com, 17 % de la population est grosse. Pourtant, on voit rarement 17 % de personnes obèses autour de soi. Pour quelle raison ? Tout simplement parce que la société les rejette violemment.
En témoignent les anecdotes de Gabriel Deydier compilées dans son livre « On ne naît pas grosse ». Chaises de bar, restaurant, cinéma ou encore théâtre ; sans parler des transports en commun, de la mode encore trop peu inclusive, mannequins auxquels nous ne nous identifions absolument pas, grossophobie médicale et gynécologique… Un long chemin reste à parcourir !
Et pour soulager cette anxiété, la créatrice de « Corpscool » participe à un autre projet. Celui de Fat Friendly, une plateforme collaborative où chacun.e pourra partager des lieux accessibles et safe pour les personnes grosses. Un projet en construction à suivre !
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Une : Alex Desrosiers – @bolexalex