« Je pesais 38 kg pour 1m73, je ressemblais à un cadavre », leur bataille contre l’anorexie

Le reflet dans le miroir qui évolue sans cesse, les moments de joie qui disparaissent, les repas qui s’apparentent à un calvaire, le visage qui se creuse, les courbes fluettes qui se dessinent… l’anorexie est une lente descente aux enfers. Ce trouble du comportement alimentaire (TCA), souvent minimisé, est un fardeau quotidien. Lorsqu’elle déploie ses griffes invisibles, la maladie détruit l’esprit et le corps à petit feu. Les plaisirs simples de la vie sont alors réduits en miettes et la privation se transforme en obsession. Prisonnières de l’anorexie pendant une ou plusieurs années, ces jeunes femmes valeureuses tentent de réapprivoiser leur corps meurtri. Rencontres.

Les femmes, des proies privilégiées

Souvent rabaissée au rang de « caprice d’adolescent·e », l’anorexie cache en réalité un profond mal-être intérieur. Un profil type s’esquisse puisque la pathologie toucherait 1 à 2 % des femmes, souvent âgées entre 12 et 20 ans. Avec ce culte de la maigreur qui ponctue les médias de mode et les silhouettes idéalisées qui rythment la toile, elles restent des proies privilégiées. Un univers surfait, aux antipodes de la réalité qui attire comme un aimant.

Margaux n’a pas résisté à cette tentation. « Quand on sombre dans la maladie, on pense enfin avoir enfin trouvé la clef pour être quelqu’un de remarquable et de distinct. Mais ce n’est qu’un leurre ». Après avoir vécu dix années de calvaire et subi douze hospitalisations, l’étudiante en communication compare la maladie à un poison. Les couloirs effrayants de l’hôpital, les cris qui transpercent la cloison de sa chambre, le regard dénigrant des autres… des souvenirs douloureux refont surface.

« Un jour, une infirmière m’a fait une remarque qui restera dans ma tête à jamais. Elle m’a dit : « Quand on te regarde, on a l’impression d’être revenu en 39-45. » Et ça m’a profondément blessé… »

Aujourd’hui elle veut s’extirper de ce cercle auto-destructeur mais la route vers la guérison est longue et rocailleuse. D’après certaines études, seul 1/3 des malades s’en sortirait complètement.

Des troubles alimentaires dopés par la crise

Avec la crise en toile de fond et les confinements à répétition, certains troubles alimentaires ont été décuplés. Selon une étude américaine, près de 9 personnes sur 10 ont noté une aggravation de leurs troubles pendant cette période anxiogène.

« Les symptômes anorexiques, se sont renforcés, puisqu’au début du premier confinement il y a eu d’importantes injonctions. On prônait davantage le sport et les régimes », explique Karen Demange, psychologue spécialisée en TCA.

Derrière ces constats moroses, des notes positives se dessinent aussi. Selon l’experte, grâce à la téléconsultation, les paroles se sont déliées davantage. Mais aux yeux du grand public, la maladie reste encore entourée de grands clichés.

L’anorexie, un piège aux allures de paradis

Les spécialistes se mettent au diapason et confirment qu’anorexie rime souvent avec adolescence. Un moment transitoire qui peut s’apparenter à un véritable cauchemar. L’enfance qui s’échappe, le corps qui se transforme, les hormones qui se déploient… tous ces bouleversements physiques naissent sans crier gare. De plus, la puberté est souvent synonyme d’autonomisation sociale et de quête identitaire.

« Le poids est une variable contrôlable. Ça donne le sentiment inconscient de pouvoir contrôler quelque chose à une période où tout nous file entre les doigts », précise l’experte des TCA.

Pour l’anorexie mentale, il y a un pic de prévalence important à 16 ans, âge auquel le corps stocke davantage les graisses. Le nombre de calories brûlées chaque jour chute de 25 % par rapport à leur consommation à l’âge de dix ans. Alors, les courbes se dessinent, les attributs sexuels apparaissent et le manque de confiance pointe doucement le bout de son nez.

Selon Daniel Rigaud, professeur de nutrition et président de l’association Autrement, des traits de caractère bien précis se distinguent. « Souvent, il s’agit d’une jeune fille mal dans sa peau, perfectionniste, introvertie, complexée. Elle cache une forme de souffrance intérieure et cherche à résoudre ce problème ».

Vicieuse et insidieuse, l’anorexie se déguise d’abord en refuge réconfortant, puis elle vire à l’obsession. Il n’existe pas d’éléments déclencheurs, la source de ce mal-être dépend de l’histoire personnelle de chacun·e. Ce qui complexifie la prise en charge. « Il y a un fondement psychologique et un starter nutritionnel », renchérit Daniel Rigaud.

« La nourriture m’habite »

Justine, elle, a sombré dans ce gouffre sans fin après une prise de poids importante. Suite à de grosses migraines hormonales, son médecin lui prescrit la pilule. En peu de temps, la jeune institutrice prend 25 kilos.

« Je me sentais terriblement mal dans mon corps et certains ont abusé de ma faiblesse. Au collège, j’ai souffert de harcèlement scolaire pendant un an ».

Écœurée par son propre reflet, et profondément blessée par cette haine gratuite, Justine décide d’entamer un programme sportif. Après 12 semaines, les efforts payent, elle perd 6 kg et reprend goût à la vie. « Les gens le remarquent, me félicitent, me disent que je suis plus jolie. J’ai enfin l’impression qu’on m’apprécie ».

Mais le régime lui échappe et elle plonge dans une boucle infernale. « La nourriture m’habite. Je planifie mes repas 7 jours en avance, je pèse tout, même la salade et je fais de plus longues séances de sport. Au total, je perds 37 kilos ». Justine souffrait d’anorexie dite « restrictive », une forme de la maladie assez courante. Il existe aussi d’autres anorexiques qui font des crises de boulimie. Cela s’accompagne de comportements de purge : il·elle·s se font vomir, et prennent des médicaments pour éliminer ce qu’il·elle·s ont avalé.

« Le problème n’est pas dans l’assiette, il est dans la tête »

Marie, fondatrice de la jeune association « Jours sans faim« , ressentait une profonde douleur intérieure, mais elle ignorait sa provenance. Avec le recul, la dynamique morbihannaise pense que son mal-être a pris racine durant l’enfance. « Je n’avais pas ma place dans la vie de mon père. Je pense que ça m’a vraiment détruite de ne pas avoir une image lisse de la famille ». Lorsqu’elle passe le cap des 10 ans, elle alors rejette la nourriture et surveille chacun de ses maigres repas.

Quand elle scrute son image dans le miroir, Marie a toujours l’impression d’avoir des kilos en trop. Pourtant, elle nage dans ses vêtements et son squelette devient apparent. Marie souffrait aussi de dysmorphie corporelle, il s’agit d’une préoccupation démesurée envers un léger défaut physique. « J’avais envie de me détruire à petit feu, mais je ne savais pas pourquoi. Le problème n’est pas dans l’assiette, il est dans la tête ».

« C’est comme une drogue »

« Au début de l’anorexie, il y a ce qu’on appelle la lune de miel, c’est une phase d’euphorie, cette sensation faussée d’aller mieux », note Karen Demange. En effet, le corps sécrète des hormones comme la dopamine ou l’endorphine, ce qui procure une sensation trompeuse de bien-être. Après ces quelques mois d’exaltation, le déni se hisse en arrière-plan. Le·a malade est incapable d’admettre que son corps a des besoins nutritionnels. Un blocage psychologique qui a retardé la prise en charge de Clara. « Dès que mes proches essayaient de m’aider ou de m’en parler, je me braquais. J’inventais même des mensonges pour ne pas aller au restaurant ».

Elle se restreint à une pomme et une tasse de thé vert par jour. En manque de ressources et à bout de forces, la jeune femme se fait hospitaliser en urgence. « Je pesais 38 kg pour 1m73, je ressemblais à un cadavre ». Elle frôle la mort de près, mais rien n’y fait, Clara reste obsédée par son poids.

« Je vidais ma sonde dans les toilettes, la maladie était plus puissante que le reste ».

L’anorexie mentale fait des ravages et laisse de profondes séquelles aussi bien sur le corps que dans l’esprit. Elle serait d’ailleurs la 3e cause de mortalité chez les jeunes femmes sur le continent européen.

Un ennemi intérieur qui détruit tout sur son passage

Chute de cheveux, duvet apparent, déchaussement des dents… le corps entier porte les stigmates de la maladie. Chaque nouveau contact avec le monde extérieur apparaît comme une épreuve insurmontable. Tous les délices de la vie prennent la forme d’une bête noire. Emprisonné·e·s dans ce cocon toxique, les malades endurent les souffrances en silence. Les ami·e·s disparaissent, les hobbies s’effacent, les sorties se font rares… Tous les pans de l’existence sont mis à mal. « J’ai fait une phobie scolaire au lycée et à cette période beaucoup de pensées obscures me traversaient l’esprit. Je n’arrivais plus à me concentrer », confie Marie. En effet, l’organisme est privé d’éléments nutritifs, ce qui épuise plus rapidement le cerveau. L’irritabilité est alors plus accrue. De son côté, Margaux garde encore des marques corporelles.

« Je suis en ostéoporose sévère, j’ai les os d’une personne d’environ 70 ans. J’ai aussi eu des problèmes aux reins et au foie »

Cette décalcification osseuse accroît le risque de fractures. Mais ce ne sont pas les seules conséquences de la maladie. Le système cardiaque se fragilise, chez les femmes les règles sont interrompues, la fatigue prend le dessus, les maux de tête deviennent fréquents…

« Il y a beaucoup de tocs aussi, comme une obsession du rangement. L’anorexie est une araignée qui tisse sa toile autour de la patiente », complète Karen Demange. Et le combat pour se débarrasser de ce démon invisible s’apparente à un interminable marathon.

La lumière au bout du tunnel

« La durée de l’anorexie est connue et elle effraie souvent, c’est en moyenne plus de 3 ans. Le chemin de la guérison est émaillé de rechutes quasiment obligatoires », constate Daniel Rigaud, professeur en nutrition.

Aujourd’hui, aucun traitement miracle n’a été trouvé, mais des recherches scientifiques s’avèrent prometteuses. En novembre 2020, des chercheurs de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) ont ainsi levé une part d’ombre sur un mécanisme cérébral inédit qui pourrait expliquer l’anorexie. Pour l’heure, cette étude reste encore trop vague pour aboutir sur un médicament concret. Le traitement actuel regroupe plusieurs disciplines : une psychothérapie, un suivi médical ainsi qu’une rééducation nutritionnelle.

« J’ai envie de vivre ma vie à 3000 % »

Justine, a mis sept mois pour tomber dans l’anorexie et trois ans pour s’en sortir. Après de multiples séances chez le psychologue et des contrôles réguliers à l’hôpital, la jeune Belge renaît de ses cendres. « Grâce à la diététicienne, je redécouvre les aliments et j’arrête d’utiliser l’application de comptage des calories. J’ai aussi beaucoup parlé à ma psy : de mes peurs, de mon image, de vouloir être parfaite. Ça m’a libéré ». Puis un jour, Justine a le déclic : elle refuse de remonter sur la balance. Désormais, elle tient une belle revanche en affichant ses recettes gourmandes sur la toile.

Margaux, elle, est sur la bonne voie. Elle a franchi un cap en quittant son nid familial pour être prise en charge. À 500 km de son tendre sud, dans une clinique spécialisée, la pétillante Montpelliéraine redécouvre le bonheur à l’état brut. « Maintenant, j’ai envie de vivre ma vie à 3000 %, je me suis remise au yoga et j’écris pour me libérer. J’ai des rêves plein la tête ! ». Et une lueur d’espoir se profile.

Une étude internationale a suivi plus de 20 000 patient·e·s sur dix années, et le taux de guérison de l’anorexie était de 84 %. « Quand j’ai commencé à m’occuper des TCA on était à moins de 50 % donc c’est une belle avancée », conclut Daniel Rigaud.

Grâce aux innovations technologiques et aux âmes bienveillantes, les TCA sont davantage mis en lumière. En 2018, les professionnel·le·s de santé de l’hôpital Saint-Anne à Paris ont d’ailleurs développé l’application Blue Buddy. Une petite révolution puisqu’il s’agit du premier outil ludique prenant en charge l’anorexie et la boulimie.

 

Pour obtenir de l’aide :

– La ligne téléphonique « Anorexie boulimie Info Écoute » : 0810 037 037 (prix d’un appel local).

– Le Fil santé jeunes : 0800 235 236. Gratuit et anonyme. Tous les jours de 9 h à 23 h.

– La Fédération française anorexie boulimie

– La Fédération Nationale des Associations liées aux Troubles des Conduites Alimentaires

– L’association Autrement

En parler, c’est l’important. Alors si vous souffrez, ou pensez souffrir, d’anorexie, n’hésitez pas à le faire auprès de votre médecin traitant, ou de n’importe quel proche ou parent avec qui vous vous sentez à l’aise d’en discuter !

Émilie Laurent
Émilie Laurent
Dompteuse de mots, je jongle avec les figures de style et j’apprivoise l’art des punchlines féministes au quotidien. Au détour de mes articles, ma plume un brin romanesque vous réserve des surprises de haut vol. Je me complais à démêler des sujets de fond, à la manière d’une Sherlock des temps modernes. Minorité de genre, égalité des sexes, diversité corporelle… Journaliste funambule, je saute la tête la première vers des thèmes qui enflamment les débats. Boulimique du travail, mon clavier est souvent mis à rude épreuve.
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