En Corée du Sud, un fléau insidieux s’infiltre dans le quotidien des femmes, brouillant la frontière entre vie privée et espace public. Son nom : molka. Contraction des mots coréens « molrae » (à la dérobée) et « kamera » (caméra), ce terme désigne une pratique illégale et invasive : l’utilisation de caméras miniatures pour filmer, en secret, des femmes dans des lieux où l’intimité devrait être sacrée (toilettes, cabines d’essayage, transports en commun, douches ou encore chambres d’hôtel). Les images, souvent à caractère sexuel, sont ensuite diffusées en ligne à l’insu des victimes.
Ce phénomène, à la fois technologique et sociétal, est devenu un véritable problème de santé publique. La montée en puissance du molka révèle une facette sombre de la culture numérique sud-coréenne, où le corps féminin est devenu une cible facile dans une société encore marquée par une forte domination patriarcale.
Une paranoïa du quotidien
Chaque miroir, chaque trou dans un mur, chaque bouton de chemise ou chargeur USB peut dissimuler une caméra. Cette peur n’est pas de la paranoïa : c’est une réalité bien ancrée dans la vie des femmes sud-coréennes. Certaines évitent désormais les toilettes publiques, scannent minutieusement leur chambre d’hôtel en quête d’un dispositif suspect ou se méfient des vestiaires dans les salles de sport.
Les dispositifs de surveillance sont aujourd’hui d’une discrétion effrayante : caméras dissimulées dans des stylos, des lunettes, des boutons ou même des clés USB. Il est possible d’en acheter en ligne, parfois pour moins de 30 euros, sans aucun contrôle. Cette facilité d’accès nourrit un marché clandestin où le voyeurisme devient un produit de consommation comme un autre. Et le phénomène est loin d’être marginal.
En 2022, la police sud-coréenne a recensé 5 876 cas liés au molka. Ce chiffre ne reflète qu’une partie de la réalité. De nombreuses victimes hésitent à porter plainte, par peur de ne pas être prises au sérieux ou de voir leur vie privée exposée publiquement. Les associations de défense des droits des femmes estiment que le nombre réel de cas est bien plus élevé, mais que la honte et la peur du jugement social empêchent une partie des victimes de se manifester.
Des conséquences psychologiques dévastatrices
Pour les victimes, le calvaire commence souvent après la captation des images. Les vidéos, une fois mises en ligne, circulent rapidement sur des forums clandestins ou des sites pornographiques. Supprimer une vidéo est presque impossible : une fois téléchargée et partagée, elle peut réapparaître à tout moment.
Cette perte de contrôle sur son propre corps engendre des conséquences psychologiques profondes : anxiété, dépression, troubles du sommeil, isolement social, et dans certains cas, pensées suicidaires. Ce sentiment de vulnérabilité s’étend bien au-delà de l’espace privé. Être filmée à son insu, voir son intimité diffusée à des inconnus, c’est une forme de violence sexuelle qui laisse des blessures profondes et durables. Ce n’est pas seulement une atteinte à la vie privée : c’est une atteinte directe à la dignité humaine.
Une mobilisation féminine inédite
Face à l’inaction des autorités et à la légèreté des peines infligées, les femmes sud-coréennes ont décidé de passer à l’action. En 2018, des manifestations massives ont éclaté dans les rues de Séoul. Plus de 70 000 Sud-Coréennes ont défilé, souvent vêtues de rouge, portant des pancartes frappées de slogans comme « My Life Is Not Your Porn » (« Ma vie n’est pas ta pornographie »).
Ce mouvement, inédit par son ampleur, a permis de briser le silence. Les militantes ont dénoncé non seulement le molka, mais aussi la culture du voyeurisme numérique et le manque de soutien institutionnel pour les victimes. Cette mobilisation a donné une visibilité médiatique au phénomène et mis la pression sur le gouvernement sud-coréen, jusqu’alors réticent à agir fermement.
En 2016, le site Soranet, qui comptait près d’un million d’utilisateurs et diffusait des vidéos de molka, a été fermé. La cofondatrice du site a été arrêtée en 2018 et condamnée en 2019 à quatre ans de prison et une amende d’un million d’euros. Mais ces actions restent insuffisantes face à l’ampleur du problème.
Une lutte pour la dignité
Si la répression légale est un premier pas, le véritable enjeu est de changer les mentalités. Le molka est le symptôme d’une société qui objectifie encore le corps féminin. Dans une culture où le consentement est trop souvent ignoré, il ne suffit pas de punir les coupables : il faut éduquer dès le plus jeune âge au respect du corps et de l’intimité d’autrui. Les militantes réclament ainsi une refonte du système éducatif :
- Enseigner le consentement et le respect dès l’école primaire.
- Sensibiliser à l’impact des violences numériques.
- Encourager une culture du respect mutuel dans les relations homme-femme.
Le molka n’est pas une simple « déviance » ou une « erreur de jeunesse ». C’est une forme de violence sexuelle numérique qui déshumanise les victimes et les prive de leur droit fondamental à la sécurité et à la dignité. En dénonçant ce fléau, les Sud-Coréennes montrent la voie. Leur combat, courageux et nécessaire, dépasse les frontières. À l’ère des smartphones et des réseaux sociaux, cette lutte pour l’intégrité numérique et physique est universelle. Le corps des femmes n’est pas un bien public, et leur droit à la vie privée ne devrait jamais être compromis.