Viol en temps de guerre : un crime tabou aux conséquences dévastatrices

Depuis que la guerre a éclaté sur le sol ukrainien, l’armée russe mine la vie des femmes à coup de viols organisés. C’est ce que rapportent divers témoignages. Une stratégie militaire de longue date qui assaillit le corps d’innocentes pour faire régner la terreur et mieux contrôler les populations. Un crime sans munitions qui se déroule dans l’ombre des tirs et des bombes. Ukraine, République Démocratique du Congo, Syrie… partout où les conflits armés frappent, le viol de guerre est utilisé comme arme. Une répression sexuelle assourdissante qui laisse des stigmates invisibles, mais indélébiles. Les victimes, elles, ne vivent plus, elles survivent. Éclairage sur cette tactique de guerre d’une violence inouïe encore trop peu condamnée. 

Viol de guerre, de l’époque napoléonienne à aujourd’hui

Dans les villes ukrainiennes encerclées, au milieu des immeubles anéantis ou sur les chemins de l’exil, les femmes sont des proies de choix pour l’armée russe. Au lieu de dégainer l’artillerie lourde faite de plomb et d’explosif, elle retranche les corps dans une souffrance indescriptible : le viol. Une arme silencieuse qui réduit l’existence des victimes en poussière.

Si les violences sexuelles sont régulièrement utilisées par temps de guerre, celles pratiquées sur le sol ukrainien ont suscité une prise de conscience internationale. Deux réalisatrices, Marine Courtade et Ilioné Schultz ont d’ailleurs sorti « Viols en Ukraine, documenter l’horreur » pour raconter l’envers de ces actes qui piétinent l’intimité. En marge des dégâts matériels et des pertes humaines, le viol résonne comme une énième déflagration.

Même si la justice semble plus concernée, en témoigne la proposition de loi de mars 2022, visant à mieux protéger les civils de ces violences, la reconnaissance est encore chaotique. Pourtant, le viol et les mutilations génitales sont des techniques d’intimidation employées depuis des siècles dans diverses sociétés. Exécutées dans l’impunité la plus totale, ces violences sont des moyens de pression « bons marché ».

Contrairement aux tirs fracassants qui déchirent des villages entiers, ces crimes sont dissimulables et se déroulent à l’aveugle, dans un cadre hermétique. Au gré de son livre « La Femme et le soldat », l’historien José Cubero explique que les femmes des vaincus s’apparentent à un vulgaire « butin de guerre » et le viol apparaît comme une sorte de compensation à « l’effort de guerre ».

Geste de souillure, technique d’oppression, emblème d’humiliation, asservissement extrême… qu’importe sa volonté finale, le viol de guerre coagule sans cesse dans les conflits armées, du Moyen-Âge à notre ère moderne. Une arme chargée en virilité qui appréhende le corps des femmes comme un terrain à conquérir de force.

D’une arme de terreur…

Si le viol semble faire partie des dommages irréparables de la guerre, il était d’abord assez marginal. Au XVIIe siècle, il était d’ailleurs formellement interdit par les lois et les codes militaires des États européens. Si un soldat daignait enfreindre cette règle, il risquait la mort. Une mesure paradoxale puisque le viol était presque « coutumier » pendant les trêves. En outre, cette décision n’avait pas vocation à sécuriser les femmes, mais plutôt à instaurer une certaine discipline dans les rangs de l’armée.

C’est à partir de la Révolution française que les tactiques se radicalisent et se détournent de l’obéissance militaire. Puisque les luttes armées ne suffisent plus à faire plier l’ennemi, les militaires dominent les populations contre-révolutionnaires par le viol et les massacres de masse. Le viol ne sert plus de « contrepartie » ou de « lot de consolation », mais d’un outil tyrannique. À partir de ce tournant, le viol de guerre n’est plus aléatoire et impulsif, il devient systématique et méthodique.

À une arme génocidaire

Mais l’exemple le plus probant de ces atrocités réside dans l’Allemagne nazie. Entre janvier 1945 lorsque l’Armée rouge pénètre le pays, et juillet 1945 quand les Alliés se répartissent le Reich, près de 560 000 Allemandes sont violées par les Soviétiques. Des viols calculés d’avance, exécutés au collectif et parfois récidivés par dizaines dans l’indulgence la plus ignoble.

Le viol de guerre mortifie tout l’être de la victime, mais il brise également des familles entières. Et c’est justement cette double portée qui fait du viol un instrument radicalement destructeur.

« Le message du viol s’adresse aux hommes, pères ou maris, qui seuls ou collectivement portent désormais les stigmates psychologiques ou sociaux d’un viol qui les concerne directement. Il leur faut vivre avec des femmes brisées, parfois mutilées et infécondes (…) Il leur faut vivre avec les enfants du viol, « le laid visage de la guerre » », explique le Docteur en histoire Philippe Rousselot dans son ouvrage « Le viol de guerre, la guerre du viol« 

Le viol de guerre provoque d’importants dégâts collatéraux, mais la parole précieuse des victimes, elle, a longtemps été censurée ou étouffée dans la honte. Lors du procès de Nuremberg, intenté par les puissances alliées contre 24 des principaux responsables du Troisième Reich, les viols avérés et recensés se fracassent alors à un mutisme volontaire. Une dissimulation prévisible puisque les armées alliées n’étaient pas toutes blanches non plus dans ces affaires.

Guerre en ex-Yougoslavie et au Rwanda, l’horreur enfin entendue

Il faut attendre la guerre en ex-Yougoslavie pour que les viols soient enfin reconnus en « crimes de guerre ». Un intérêt tardif qui se justifie, en partie, par une interprétation patriarcale du viol. Le motif de la pulsion ou du « simple écart » se greffe alors à cet acte comme une circonstance atténuante. Mais grâce au travail minutieux de l’anthropologue Véronique Nahoum-Grappe, le viol de guerre se révèle aux yeux de tou.te.s comme un acte barbare, massif et endémique.

Dans une série de recherches richement fournies, elle dévoile la dimension « tactique » et délibérée de cette forme de torture en période de conflits. La guerre en ex-Yougoslavie souligne l’horreur intentionnelle de ces viols. Lors du génocide bosniaque de 1992 à 1995, plusieurs « camps de viol » ont même été érigés. Des lieux aux allures de cage où des femmes musulmanes servaient d’esclaves sexuelles aux soldats serbes.

Le génocide des Tutsis au Rwanda a lui aussi pointé une torche en direction de ces violences sexuelles perpétuelles. Des « bataillons de violeurs » dont les principaux membres portaient le VIH étaient ainsi entraînés au viol systématique avec la maladie en double peine. Deux conflits armés qui ont fait office de « détonateur » et qui ont réussi à remuer la communauté internationale.

Plusieurs enquêtes et groupes de travail onusiens plus tard, le viol de guerre est enfin condamné à juste titre. C’est ce que symbolisait le procès historique de 1998 au Rwanda. Pour la première fois, le tribunal pénal international reconnaissait l’auteur d’un viol, coupable de crime contre l’humanité. Une avancée qui a embrayé sur d’autres, mais qui se heurte toujours à une « loi du silence » indétectable.

À chaque viol de guerre son message

Les multiples conflits armés, du Rwanda au Congo en passant par la Syrie, ont propulsé des viols de guerre aux connotations différentes. Au-delà de la consonance brutale et déshumanisante de ces viols, tous ont une intention précise. Il y a le viol des femmes pour toucher le groupe humain en plein coeur et exploser une société entière. D’autres viols de guerre sont perpétrés avec une volonté de « purification ethnique ». Soit une façon détournée et tyrannique d’homogénéiser la population générale. Les viols commis en public, eux, servent d’outils de propagande à part entière.

Sous le régime de Daesh, il y a également les viols de guerre qui participent au maintien de l’ordre. Les femmes sont alors condamnées aux « maisons sales », une réinterprétation terrifiante des maisons closes. Les viols d’hommes, eux aussi, sont réguliers, mais rarement exposés. En Syrie ou en Ouganda, la sodomie illustre le paroxysme du déshonneur, l’humiliation suprême. Une arme de guerre à moindre coût donc, mais qui laisse des plaies ouvertes à vie.

Viol de guerre, quelle condamnation ?

Immunité de l’anonymat, silence des victimes, poids des puissances armées… tous ces ingrédients font le plomb des viols de guerre. Malgré un léger sursaut des tribunaux internationaux, les viols de guerre sont encore rarement jugés. Régulièrement enterrés dans les secrets d’histoire, ils sont quasi toujours étouffés dans les acclamations élogieuses des soldats vainqueurs.

« Dans bien des pays, les cultures traditionnelles nourrissent une honte victimaire qui place les victimes en situation de danger social dès lors que leur malheur est connu. Au Kivu par exemple, des groupes de femmes vivent en exil dans des lieux de repli », ajoute le Docteur en histoire Philippe Rousselot

Pourtant, la Cour Pénale internationale qualifie les crimes sexuels, dont les viols, commis en temps de guerre de « crimes de guerre, crimes contre l’humanité, et même de génocides » lorsqu’ils sont commis « avec l’intention de détruire tout ou partie d’un groupe national ethnique, racial ou religieux ». Dans les faits, seules quelques condamnations ont été actées et lourdement condamnées, faute de preuves.

Mais les initiatives se bousculent pour que les victimes puissent enfin obtenir réparation. Ainsi, depuis 2009, ONU Femmes et l’Initiative d’intervention rapide au service de la justice coordonnent 217 experts sur tous les pays sensibles. Une façon de documenter ces viols de guerre et en garder des traces vitales.

Dans le même sillage, Céline Bardet, juriste et enquêtrice internationale donne une voix à l’indicible à travers son ONG « We Are Not Weapons of War » (WWoW). Des amplificateurs précieux qui révèlent ce qui est encore trop souvent retenu dans la confidentialité des traumas.

Un fléau toujours difficile à quantifier

Les données sur les viols de guerre sont approximatives et se jaugent à la louche. 200 000 au Bangladesh en 1971. 100 000 au Guatemala. 60 000 au Sierra Léone et en Bosnie-Herzégovine. Ou plus récemment 124 viols de guerre présumés en Ukraine… Ces chiffres ne sont que des estimations à relativiser par rapport à l’ampleur du désastre.

Si les statistiques sur les viols de guerre sont aussi floues, c’est en partie dû à une omerta « banalisée » et à la difficulté de recueillir les témoignages des victimes. Au-delà de cette peur latente de représailles en cas de dénonciation, les victimes ont aussi cette crainte de voir leur parole discréditée ou remise en cause. L’écusson militaire sert encore de « passe-droit » ou de ticket de protection.

« Une immense majorité de victimes restent convaincues au plus profond d’elles-mêmes qu’elles auront toujours tort au jeu de la confrontation. Même si elles bénéficient d’une protection à laquelle elles ne croient pas. À quoi s’ajoute un environnement administratif et juridique parfois inexistant. Ou pire, relevant de la force dominante et implicitement complice », étaye Philippe Rousselot

Le viol de guerre, remis en exergue par l’invasion russe en Ukraine, explose des milliers de vies chaque année. Mais aucune réponse pragmatique n’est donnée en retour. Il faut dire que même dans les sociétés en paix, les viols sont pris à la légère. Seulement 1 % des viols sont condamnés en France.

Émilie Laurent
Émilie Laurent
Dompteuse de mots, je jongle avec les figures de style et j’apprivoise l’art des punchlines féministes au quotidien. Au détour de mes articles, ma plume un brin romanesque vous réserve des surprises de haut vol. Je me complais à démêler des sujets de fond, à la manière d’une Sherlock des temps modernes. Minorité de genre, égalité des sexes, diversité corporelle… Journaliste funambule, je saute la tête la première vers des thèmes qui enflamment les débats. Boulimique du travail, mon clavier est souvent mis à rude épreuve.
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